Je m’adosse au mur du fond, fesses bien calées sur le
couvercle de l’extincteur, inspirant profondément l’odeur si particulière de la
ligne 6, la même que dans les autres mais plus intense, un concentré
d’enfance qui me donne envie de fermer les yeux.
Il monte au moment où les portes du milieu se referment, je
remarque son sourire content de ne pas l’avoir manqué, et puis l’instrument, en
bandoulière. Je calcule la monnaie qui me reste, j’avais dans l’idée d’acheter
un sandwich mais je ne sais pas résister à un accordéoniste de rue qui joue,
même un peu faux, Those were the days
ou Mon amant de Saint-Jean. Tant pis
pour le sandwich, j’attends le début du spectacle, savourant ma chance. Je
pense à toi, ça me fait sourire encore un peu plus.
Face à moi sur un strapontin, une femme à l’air fatigué,
tous les traits de son visage affaissés comme si elle avait passé sa vie à
faire la tête, dos voûté, se détournant de la vitre dès que le soleil y entre.
Je m’imagine qu’elle passe juste une mauvaise journée lorsque les premières
notes hésitent, enflent, Those were the
days, j’en étais sûre. D’un coup la femme se raidit, se redresse, tourne la
tête en tous sens comme une poule effarée et un grain de folie devient visible.
Plus la musique emplit la rame, plus elle s’agite mais sans
se retourner, comme si toucher des yeux le musicien devait aggraver son crime.
Parce qu’elle lui en veut à mort, c’est manifeste, elle marmonne des invectives
incompréhensibles bien que de plus en plus audibles. Après quelques mesures, il
est à fond, plante un regard gai dans les yeux de chaque voyageur, répondant à
chaque sourire, elle commence à faire de grands gestes avec les bras, elle
devait se retenir jusque là. S’il ne faisait pas si beau, si la Tour Eiffel
n’était pas si majestueuse, la Seine si large, j’aurais de la peine pour elle.
J’en ai tout de même un peu. Je me demande quel triste
sbire, à l’intérieur de sa tête, lui interdit de jouir du soleil qui lui
caresse la nuque, de laisser l’accordéon lui rappeler des plaisirs passés, d’admirer
la bonne humeur du musicien forcé de gagner sa vie à la sauvette. Quel
malveillant l’oblige à gesticuler vainement pour chasser la mélodie, à chercher
désespérément une issue du regard ? N’a-t-elle donc aucun moment de paix
auquel s’attacher pour tenir la bride à son malaise ?
Vaincue, elle se plaque les mains sur les oreilles, oscille telle
un maigre culbuto en recommençant à marmonner, les yeux clos. J’imagine qu’elle
a trouvé un souvenir suffisamment calme pour contenir l’angoisse. Je voudrais
m’approcher, mettre la main sur son épaule et la rassurer, lui dire que la
prochaine station est tout près, que c’est bientôt fini, je n’ose pas.
L’accordéon s’est arrêté, le jeune homme parcourt méthodiquement la rame avec
un gobelet en plastique en multipliant les mercis, les freins sifflent pendant
que je le rétribue du prix de mon déjeuner et que la femme effrayée se lève
pour s’enfuir enfin sans pour autant paraître soulagée. Ils descendent l’un
derrière l’autre, ne reste dans la rame qui redémarre que ton sourire un peu
spécial, porté par quelques notes qui flottent encore.
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