mardi 25 février 2014

Dyia



Dyia avance d’un pas décidé, espérant que cela lui donnera un but. Il déteste tellement errer, avoir l’air perdu, qu’il marche comme s’il savait où il va. Son regard vrillé au sol ne fait qu’apercevoir les inégalités du trottoir. Il se revoit, enfant, la main dans celle de sa mère, sautant entre les lignes tracées dans le béton. Ce matin, il se moque bien des lignes, en écrase certaines, en dépasse d’autres, quelle importance ? Sa mère, sa propre mère, visage fermé, n’a même pas levé les yeux sur lui lorsque son père, d’une voix glaciale, l’a congédié, lui montrant la porte d’un doigt comminatoire.
C’était hier soir. Et Dyia, la lumière, la clarté, s’est perdu dans la nuit froide de novembre. Il avait à peine eu le temps de mettre quelques affaires dans son sac à dos, d’attraper une veste, pas assez chaude pour la saison, pas assez imperméable pour la pluie triste qui l’a enveloppé aussitôt. Sa chemise froissée est encore humide de la nuit mal abritée qui l’a jeté sous un abribus, perdu et amer. Somnolent par moments, il a regardé passer les rares voitures, certaines baissant leurs phares pour ne pas l’éblouir, la plupart l’éclaboussant de l’eau sale du caniveau. C’est long, une nuit, en novembre, sous la pluie. S’il n’avait pas eu son iPod et ses écouteurs, Dyia se serait senti encore plus misérable. Il a écouté en boucle Formidable, se reconnaissant dans chaque phrase, à chaque mot, faisant sienne cette déchirure désespérante de la perte.
Dyia n’a pas encore 20 ans, mais il sait déjà tant de choses… il sait à quoi ressemble l’enfance choyée d’un petit garçon marocain élevé en France, par des parents vertueux, aimants et justes. Peut-être pas si vertueux ni si justes, à la réflexion. Il sait comment honorer les anciens. Il sait demander conseil à son père avant de prendre des décisions importantes. À présent, il sait qu’il va devoir apprendre à le faire seul. Il sait aimer. Il sait aussi l’humiliation, la peine indicible de ne plus être aimé.
Dyia commence à comprendre qu’il a eu tort de croire que ses parents l’aimeraient quoi qu’il fasse. Lorsqu’il a raté son bac, pourtant, ils l’ont accompagné, soutenu, guidé  pour trouver une voie professionnelle qui lui conviendrait. Ils étaient déçus, bien sûr, mais ils avaient à cœur de l’aider à faire le meilleur choix, pour lui. Alors hier soir, un peu tremblant malgré tout, c’est tout de même avec confiance qu’il leur a annoncé ce qui comptait le plus pour lui, son amour. Son amour fou, démesuré, pour un homme.
Il n’aurait pas dû. Évidemment, il n’aurait jamais dû. Sa naïveté le surprend, se mue en cynisme. Il n’y a pas eu d’explication. Il n’a pas eu le temps de leur raconter la rencontre avec Julien, la lumière, la magie, les étoiles, la douceur, la tendresse, la certitude. Belle certitude ! Son père lui a montré la porte, sa mère a retenu ses larmes, et Dyia s’est retrouvé dehors, comme un chaton abandonné sur la route des vacances. Mais il se croyait encore riche, de cet amour, de cette chance incroyable, de la présence de Julien.
Alors il l’a appelé. Il pensait, il était certain de pouvoir le rejoindre, dormir avec lui, partager son quotidien, s’engager, vraiment. C’était une belle transition malgré la violence de son départ du foyer familial. Mais Julien a refusé. Pire, Julien lui a dit qu’il ne souhaitait pas s’engager, qu’il préférait que leur histoire s’arrête là. Formidable.
Voilà pourquoi ce matin, transi, malheureux, Dyia avance d’un pas déterminé, comme s’il avait un but, son sac à dos bien léger sur ses épaules. En remontant le col froissé de sa chemise pour essayer de se protéger du vent, Dyia essaie de se convaincre qu’il a la vie devant lui, une page blanche qu’il lui appartient de remplir de joies, de plaisirs, de réussites. Il a encore un peu de mal à y croire.

dimanche 9 février 2014

Le mutisme, maltraitance ordinaire

Ne rien dire, ne rien faire lorsqu'un enfant a été maltraité, battu, abusé, parce que l'on n'est sûr de rien, parce qu'on juge que s'il se passait vraiment quelque chose, un plus proche, plus concerné parlerait, parce qu'on ne veut pas se mettre à dos cette famille, parce que le présumé prédateur, abuseur, maltraitant est quelqu'un de sympa, qui nous rend service, que sais-je ? Il y a toujours une bonne raison de se taire. 

Ne rien dire, ne rien faire, cela a des conséquences désastreuses et étendues.

La mère qui ferme les yeux, préférant ignorer ce que son grand fils fait à sa petite sœur là-haut, dans sa chambre.

Le frère, qui refuse tout bonnement de croire sa sœur lorsqu'elle lui raconte ce que leur père lui fait subir.

La voisine, qui supporte les bleus aperçus sur tout le corps de la gamine d'à côté.

La mère, encore, qui hausse les épaules, sans surprise ni indignation, lorsque sa fille lui dit, comme on avoue, ce que lui a imposé un vieil oncle, des années avant sa mort.

Le cousin, la copine de fac, l'avocat, la psychologue...

Savez-vous quel message on envoie à ces enfants en ne disant rien ?

C'EST NORMAL

"Qui ne dit rien consent." Lorsqu'un enfant est maltraité, qui ne dit rien valide, approuve, accepte.
Et l'enfant, même s'il se révolte ou se rebelle, au fond, tout au fond de lui, il enregistre que c'est normal.

Alors voilà : en nous taisant, nous autorisons de nouveaux pédophiles à grandir, permettons à de nouvelles victimes de se jeter dans les griffes de leurs prédateurs, à de nouveaux adultes de maltraiter de plus faibles qu'eux, à de nouvelles personnes de se laisser maltraiter.

Ne rien dire, c'est grave, c'est criminel. Il y a toujours quelque chose à faire. Personne ne mérite d'être maltraité, battu, abusé sexuellement. 

Il faudrait arrêter de faire croire aux victimes que ce qu'elles subissent est normal et qu'elles en verront d'autres.

Il faudrait leur donner l'espoir, justement, de ne jamais en voir d'autres.