vendredi 27 juillet 2018

Les cigarillos de Violette













La jeune fille pousse doucement la porte en continuant de frapper. À l’autre bout de la chambre, dans un fauteuil roulant touchant presque la baie vitrée, la vieille dame semble absorbée par la contemplation du jardin. Une bruine fine estompe les massifs fatigués de la fin de l’été.

- Mamie ? Bonjour !

La vieille dame tourne la tête et sourit.

- Bonjour ma chérie. Je t’en prie, ne m’appelle pas Mamie, je suis bien trop âgée pour être ta grand-mère.

La jeune fille sourit à son tour en entrant.

- Bonjour Violette, comment vas-tu aujourd’hui ?
- Comme tu vois… oh flûte ! Rappelle-moi ton prénom, veux-tu ? Cette mémoire est une catastrophe !
- Carole-Anne, mais ne t’inquiète pas, c’est normal d’oublier certaines choses.
- Ce qui me désole, c’est d’oublier ton nom alors qu’il n’y a que… quel âge as-tu, toi ? Vingt ans ?
- Dix-neuf, c’est presque pareil.
- …voilà ! J’oublie des choses que je sais depuis dix-neuf ans, alors que je te vois presque chaque jour. Et à côté de ça, des souvenirs de plus de soixante-dix ans restent gravés comme si rien ne pouvait les effacer. Naturellement, ce sont ceux que j’aurais préféré oublier. Allons, on n’y changera rien. Je suis trop mélancolique pour ta jeunesse. Tiens, dis-moi plutôt pourquoi ce petit air chagrin ?
- Ah Violette, ce n’est pas très important de devoir te redire mon nom. Ce qui compte, c’est ça, tu vois toujours quand je suis un peu triste !
- Et qu’est-ce qui te rend triste, jeune fille ?

Carole-Anne secoue la tête d’un air résigné :

- Je crois que je suis encore tombée amoureuse du mauvais gars…

Le visage de Violette s’étoile encore un peu plus.
- Tu vas me raconter ça. Sortons, si tu veux bien me pousser, parce que ces sacrées jambes sont en repos aujourd’hui.
- Mais il pleut…
- Ma petite fille, si j’étais en sucre j’aurais fondu il y a belle lurette. Tiens, passe-moi le… chose, là, pendu à la patère… c’est imperméable. Et la boîte de cigarillos dans le tiroir, s’il te plaît. Il ne doit pas en rester beaucoup.
- Un seul, mais je t’en ai rapporté une boîte neuve. Tu sais que tu ne devrais pas fumer ?
- Certainement, mais à mon âge… j’ai quel âge déjà ? Quatre-vingt-quinze ? Pas cent, je m’en souviendrais…

Les sourcils blancs se froncent à la recherche de ce nouveau souvenir qui s’échappe.

- Quatre-vingt-douze.
- Ah tiens, je suis plus jeune que je ne pensais. Bref, cela ne me tuera plus à présent. Et quand bien même, j’ai fait plus que mon temps.
- Oh Violette, ne parle pas comme ça, ça me désole !
- Excuse-moi, mais si j’ai appris quelque chose de cette vie, c’est bien qu’il ne sert à rien de se cacher les yeux. La réalité est, tout simplement, qu’on le veuille ou non. Autant la regarder en face. Alors, tes amours contrariées ? C’est celui dont tu m’as parlé déjà ? J’ai oublié son nom, tu t’en doutes, mais je me souviens qu’il te plaisait beaucoup, et qu’il avait de jolis yeux.

En poussant le fauteuil dans les allées de la maison de retraite, Carole-Anne raconte le garçon un peu voyou et très, trop coureur qui se lasse déjà de leurs rencontres, quand elle espérait tant avoir enfin trouvé le bon.

Son arrière-grand-mère hoche la tête doucement.

- Le bon ? Mais qui est-ce, le bon ?
- Eh bien pour toi, c’était Grand-Papa, non ?

La vieille dame rit d’un coup.

- Ah non, je ne peux pas dire ça ! Pauvre Jean, d’ailleurs, il le savait. Les derniers jours, quand il faisait ses adieux à toute la famille, il me l’a dit, j’en suis restée comme deux ronds de flan. Plus de cinquante ans à ses côtés et je n’ai jamais soupçonné qu’il avait compris.

Il était faible mais encore très lucide. On l’avait autorisé à rentrer mourir chez lui. Ça ne me plaisait pas plus que ça mais de quoi aurais-je eu l’air, à refuser ? Enfin, après le défilé des enfants, petits-enfants, tu étais trop jeune, tu ne dois pas t’en souvenir, j’étais assise à côté de son lit et il m’a regardée avec ce mélange de douceur et de gravité qui était tellement lui.

- Ma Violette, je dois te dire quelque chose : depuis que nous sommes mariés, chaque nuit que nous avons passée ensemble, tu as appelé Étienne dans ton sommeil. Chaque nuit. Je n’ai jamais cessé d’espérer que je finirais par remplacer cet Étienne dans ton cœur. Il semble que non, au bout du compte.

Il a souri et serré ma main.

- À présent qu’il est temps de m’en aller, dis-moi sincèrement si j’ai pu rendre ta vie un peu moins triste d’avoir perdu cet homme.

Ah ! Tu vois, je suis devenue trop vieille pour me retenir de pleurer, mais ces larmes-là n’ont rien à voir avec la mort de ton grand-père. Arrière-grand-père, pardon. Tu es surprise ? Je ne t’ai jamais parlé d’Étienne ? Non bien sûr. Personne n’a jamais entendu parler d’Étienne.

J’avais juste ton âge, dix-neuf ans. Je te prie de croire qu’à cette époque, les jeunes filles n’avaient pas la liberté que vous avez aujourd’hui, mais cet été-là, les astres ont dû s’aligner un peu. Était-ce un bien, je ne saurais le dire. Peut-être pas après tout. J’accompagnais ma cousine Claire dans sa maison de vacances pour l’aider à s’occuper de ses enfants et lui permettre de se reposer car elle était très fatiguée après la naissance du second. J’allais au marché tous les matins avec le petit garçon, je prenais mon temps, on faisait un détour par la plage, on ramassait des coquillages et des fleurs sèches pour offrir à sa maman.

Je l’ai remarqué la première fois que je l’ai vu. Un très bel homme. Bien plus âgé que moi. Un grand sourire chaleureux, de la gaieté débordant des yeux, un regard franc… je crois que je suis tombée amoureuse de lui avant même qu’il m’adresse la parole. Un jour il m’a aidée à porter mon panier jusqu’à la maison, nous avons parlé, il m’a demandé l’autorisation de revenir me voir. Ne ris pas, ma petite fille, ça se passait comme ça autrefois. Mais pour le reste, rien n’a changé et votre génération n’a rien inventé, crois-moi ! Aujourd’hui encore, si je m’allonge à plat ventre, je pense à lui. Ne prends pas cet air choqué je t’en prie. Ah, tu ris, c’est mieux.

Nous nous voyions presque tous les jours, il n’y avait pas de téléphones portables, pas de téléphones du tout d’ailleurs, on mettait un mot sous une pierre pour se donner rendez-vous, c’était tout à fait aussi romantique que vos SMS. J’étais bien avec lui, c’est aussi bête que cela. Je me sentais entière, comme si j’avais attendu dix-neuf ans de trouver l’autre moitié de moi. Je n’imaginais pas ne pas passer le reste de ma vie avec lui. J’aimais rire avec lui, bavarder des heures durant, faire l’amour vite quand arrivait l’aube ou en prenant notre temps quand la nuit ne faisait que commencer. J’ignore encore comment je ne suis pas tombée enceinte, parce que tu penses bien qu’on n’avait pas les moyens que vous avez à présent. Mais les astres était en rang d’oignon, tout s’agençait à la perfection. Il y avait entre nous comme une évidence. Je l’aimais, il m’aimait, nous allions nous marier. La seule chose que je n’aimais pas chez lui, c’était l’odeur de ses cigarillos. Eh oui, c’est pour ça que depuis plus de soixante-dix-ans, j’essaie de rendre ce souvenir désagréable. Il faut être réaliste, ça n’a pas tellement fonctionné.

Un soir de septembre, il a tenu à venir me retrouver à la maison, c’était un peu plus risqué mais pas si difficile. Nous étions assis tous les deux sur mon lit. Tu vois, j’oublie parfois ton prénom mais je me rappelle précisément son timbre, un peu sourd parce qu’il parlait bas, autant pour ne pas réveiller Claire que pour me faire moins mal, et aussi l’intervalle entre ses respirations, et l’odeur de terre mouillée qui entrait par la fenêtre ouverte. Pas tout à fait comme aujourd’hui : la nuit, l’odeur de la pluie sur le sol est encore plus particulière.

Au début, il avait sa main sur la mienne, puis il l’a retirée.

- Ma Violette, je vais te faire mal et je m’en veux. Je sais combien tu m’aimes. J’ai une infinie tendresse pour toi, mais pas l’amour que tu attends, que tu mérites. Nous n’allons pas nous marier, je te rendrais encore plus malheureuse que tu ne l’es en cet instant.

Je regardais ses yeux doux, j’étais pétrifiée. Je comprenais l’expression « avoir une boule dans la gorge ». À cet instant, j’ai senti non pas une boule, mais une grosse pierre noire et froide. Dans la gorge et aussi sur la poitrine et l’estomac. Tout le monde a toujours cru que j’avais le cœur et les poumons fragiles. Foutaises ! Mon cœur s’est brisé cette nuit-là et la pierre ne m’a jamais laissé beaucoup de place pour respirer ni pour manger. Je ne disais rien.

- Tu ne dis rien. Tu es toute pâle. Est-ce que ça va ? Je te demande pardon. J’ai vraiment cru que je pourrais t’aimer, je suis…
- Tais-toi.

S’il continuait de parler, j’allais pleurer. Il pourrait bien me prendre dans ses bras et à l’idée de me retrouver serrée contre son torse, enfermée entre ses bras comme si rien ne pouvait m’arriver, je sentais bien que ma pierre laisserait passer les sanglots. Je m’accrochais à cette volonté bien inutile de garder ma dignité.

- Il vaut mieux que tu t’en ailles maintenant.
- Tu es sûre ? Est-ce que je peux…
- Non.

Je ne saurai jamais ce qu’il allait proposer. Je lui ai demandé de partir à nouveau. Je ne l’ai plus revu ailleurs que dans mes rêves. Et me voilà coincée ici, dans cet interminable purgatoire, parce que même mourir ne me le rendra pas. Et retrouver ce pauvre Jean pour l’éternité, c’est au-dessus de mes forces. Le contrat disait « jusqu’à ce que la mort nous sépare ». J’ai rempli ma part du mieux que j’ai pu. Mais rien ne m’attend, ni de ce côté-ci ni de l’autre, qui me tente le moins du monde.

Carole-Anne tire deux mouchoirs en papier de son sac à main, en tend un à Violette.

- Mamie, je sais que tu ne veux pas que je t’appelle comme ça, mais tu comptes bien plus pour moi que ma grand-mère, alors ne râle pas. Ton histoire est tellement triste, je suis malheureuse pour toi, mais très égoïstement, je peux te dire que toi, tu mets des couleurs et des parfums dans ma vie depuis toujours. Ça veut dire que même avec le cœur brisé, ou peut-être à cause de ça, tu as cette sensibilité, cette gentillesse et cette attention aux autres qui rendent le monde un peu plus doux. Alors reste encore, parce que moi j’ai besoin de toi ici. Et puis après, tu ne sais pas, peut-être bien qu’Étienne aussi a regretté sa décision. Peut-être qu’il s’est fait peur avec la différence d’âge et qu’il a cru que tu étais heureuse sans lui. Tu n’es pas à l’abri d’un coup de chance, espère. Peut-être qu’il t’attend malgré tout.

- Peut-être qu’il m’attend… répète Violette, songeuse.

dimanche 1 juillet 2018

L'autre



Claire. On s’est rencontrées à la gym où, même suant sur son step, elle gardait le sourire, des mèches blondes collées dans son cou délicat. Elle m’a fait penser à la chanson de Johnny « à la voir on devine des enfants coiffés, un homme, l’odeur du café ». Je n’aurais sans doute jamais eu l’idée de lui parler, moi « salie des fumées de mes nuits », m’appliquant à refaire le monde au rhum au point d’oublier ce qu’il fallait y changer, et elle, tellement dans le monde qu’elle savait toujours l’heure qu’il était, à la minute près. Son univers était à des années-lumière du mien et bien sûr, je l’enviais.

Bien sûr, elle portait une alliance, qui brillait à mes yeux comme l’Anneau unique. Elle, on l’avait épousée. Et moi je jouais au renard incapable de décrocher les raisins, au loup efflanqué rétorquant « très peu pour moi » au chien bien dorloté et bien nourri, préférant par-dessus tout m’envoyer des hommes mariés, parce que c’était tellement plus facile de croire que c’est pour ça, qu’ils ne s’attachaient pas, mais je l’enviais. 

Parfois la nuit – quand je dormais, plutôt, c’était rarement la nuit – mes rêves de gosse me revenaient, robe immaculée, longue traîne et diadème, au bras d’un Prince charmant doux et attentionné. Mais les rêves des petites filles sont solubles dans le rhum.

Et puis Claire avait un humour vif et grinçant qui m’a prise par surprise. Sans que je m’en rende compte, on se marrait toutes les deux sous la douche. Après, elle se remaquillait d’une main, se recoiffait de l’autre et « filait » récupérer ses gamins, m’envoyant un baiser du bout des doigts alors que j’en étais encore à finir de me sécher, pince à épiler prête à l’action, j’avais rendez-vous avec toi, j’aurais bien aimé que tu t’attaches, au moins un peu.

Un jour, on s’est croisées dans un magasin de lingerie. Quand elle m’a vue, elle apiqué un fard qui l’a rendue encore plus jolie.
- C’est pour faire une surprise à mon mari…
Tout était dit. J’ai trouvé ça naze, de se transformer en objet sexuel pour un mari. Je l’ai aidée à choisir un ensemble qui faisait bien pute. En espérant que ce con allait apprécier. Et je n’ai rien acheté pour moi, tu me trouverais à poil sous ma robe, ça irait très bien.

Je crois que le jour où elle est arrivée en retard, les yeux en coquilles de noix, j’ai compris. Je l’ai emmenée boire un verre, mon remède à tout, à la place de la douche. Je suis même arrivée trop tard à notre petit hôtel, tu étais déjà reparti, parce qu’elle pleurait tellement que je ne pouvais pas la laisser. On a planté des aiguilles vaudou dans son bonhomme jusqu’à ce qu’elle retrouve un sourire tremblant. J’éprouvais une amère jubilation à constater, CQFD, que le mariage est un piège dans lequel j’avais bien fait de ne pas me laisser entraîner. Comme si qui que ce soit avait jamais tenté de le faire. 

Une part de moi a su, quand elle m’a dit l’âge de vos mômes. Le jour où elle avait super le temps parce qu’eux étaient en vacances et que lui travaillait tard, alors que moi, justement, j’avais la soirée de prévue avec toi. Mais la partie consciente de mon cerveau n’a rien voulu reconnaître. Parce que ton ventre dur, tes mains insolentes, l’odeur de ta peau, ton sperme que j’aimais boire à grandes gorgées. 

J’ai continué plusieurs semaines à lui tenir la main, à échafauder des plans de reconquête de cet abruti les jours d’espérance, des projets de divorce fracassant les jours d’échec, tous étaient des jours de peine. Et à me vautrer dans tes bras les soirs de fête, dans d’autres mains quand tu n’étais pas libre. Tous étaient des soirs de rhum.

Je crois que je lui ai même donné des conseils qui la faisaient rougir, je savais si bien ce que tu aimes. Je sciais une branche, sans vouloir regarder qui était assis dessus.

Mais hier, elle m’a montré la photo de votre mariage, robe immaculée, longue traîne et diadème, rayonnante à ton bras. Ça me fait mal au bide, mais quand tu arriveras, je ne serai pas là. Tu peux garder la bouteille, je m’en suis acheté quelques-unes.

samedi 19 mai 2018

Amère Saint Valentin


Elle entre, incarnation de formules rebattues, « vent de fraîcheur », « rayon de soleil ». Heureusement que je ne suis pas journaliste, je n’aurais su qu’écrire « Le printemps est entré avec elle dans le restaurant ». Ses lèvres ont la couleur du vin rouge dans mon verre, si j’étais autre chose qu’un vieil ivrogne aigri, j’en profiterais pour l’aborder, l’inviter à nous assortir encore davantage. Mais mon heure est passée il y a trop longtemps et je me contente de boire des yeux sa robe claire, ses cheveux blonds fins coupés dans un sage carré d’où s’évade un accroche-cœur. Sa grâce légère me l’avait fait croire juvénile, l’élégance de son pas à la suite du serveur détrompe ma première impression. Cette femme m’intrigue, je sens autour d’elle un mélange de volonté et de tristesse que je crois reconnaître, ou bien est-ce moi qui projette sur elle mes vieux tourments ?

Elle s’installe, retire ses gants d’un geste sûr, il me revient qu’en fait de printemps, nous ne sommes que le 14 février, fête imbécile que j’ai trop gâchée. Je me prends à lui souhaiter un Valentin amoureux et tendre, sans y croire beaucoup, elle tourne trop souvent un regard inquiet vers la porte – et donc vers moi – pour être sûre qu’il va venir. Je hais tant les tranquilles certitudes des couples qui s’aiment, leurs impatiences jamais vaines, leurs attentes jamais déçues, que j’éprouve pour cette femme anxieuse une bouffée de chaleur.

La porte s’ouvre derrière moi et à son attitude à elle, je sais que c’est lui qui entre, me glaçant d’un courant d’hiver désagréable. Je n’ai pas le temps d’essayer de l’imaginer qu’il passe devant moi, me laissant détailler sa démarche assurée, le léger signe de tête par lequel il congédie le serveur.
Elle se lève à demi pour l’accueillir, souriante, je devine l’attente – l’espoir ? – d’un baiser qui ne vient pas. Il dispose sa veste sur son dossier d’un geste d’habitué. Je le vois parler comme poursuivant une conversation, comme s’il n’était pas là pour célébrer un amour. Elle se rassoit lentement et je lis dans ses yeux baissés une déception familière.

Je ne le vois que de dos mais devine qu’il ne sourit pas, sans aucun doute elle répondrait, tandis que son visage délicat n’exprime toujours que cette attente brave.

Ils ont commandé à présent, mon esthétisme se satisfait de voir que leur vin, qu’elle goûte à son tour, a la couleur de ses lèvres. À une remarque qu’elle fait en souriant, il hausse les épaules, je ne vois pas s’il a répondu, elle repose son verre lentement, je remplis le mien, irrité par cet idiot qui reproduit mes propres erreurs, comme si je ne les avais pas payées suffisamment cher pour les lui éviter. 

J’ai envie de me lever, de secouer l’épaule de cet homme, de lui dire sa chance, la douceur fervente de la femme-fleur qui lui fait face, de l’exhorter à ne pas la laisser passer, l’avertir que certains bonheurs ne se rattrapent pas. Je n’en fais rien, il est trop tard, ma bouteille est presque vide, je ne changerai rien.

Dans vingt ans peut-être, cet homme sera à ma place, vautré dans son amertume à regarder, sans rien pouvoir y changer, un autre gâcher sa propre chance. Et pour quoi ?

jeudi 10 mai 2018

Un couple


C’est lui que nous remarquons en premier, parce qu’on ne se refait pas, que sa beauté classique de baroudeur nous attire l’œil. Regard bleu-gris que nous rêvons lavé par des embruns de bout du monde, visage tanné par des vents d’ailleurs dont nous ignorons le nom, cheveu court, bien sûr gris, il pourrait tout aussi bien être affiché dans la vitrine du magasin de marine de l’autre côté de la place au lieu de se rouler une cigarette à la terrasse de ce bistrot.

Notre conversation languit doucement tandis que chacune jette de fréquents coups d’œil à la table voisine. N’importe, nous avions terminé de nous déshabiller des soucis de travail, de la pression parisienne, des mauvaises notes des enfants. Nous entrons en vacances comme en religion, avec un ravissement tranquille et léger. Contempler cet homme et ce que nous lui prêtons d’aventure sera notre premier plaisir partagé.

Et puis elle arrive et nous découvrons, saisies, le sens de l’expression « faits l’un pour l’autre ». De ma place je la vois de profil, longue et athlétique avec dans les gestes un mélange de grâce et de précision. Ses mains bronzées, ses ongles courts, évoquent des activités à l’air libre, rochers ou cordages fermement empoignés. 

Elle a la tête légèrement penchée en avant, attentive à la cigarette qui se forme entre ses doigts. Un léger pli entre la joue et la bouche dit son âge.

Elle s’est assise à côté de lui, pas en face. Il lui parle, elle répond sans lever les yeux, ils rient ensemble sans se regarder, ils sont un, se ressemblent et se complètent.

Et lorsqu’ils se lèvent d’un mouvement presque identique en échangeant un dernier mot, nul baiser, à peine une main posée sur un avant-bras, un sourire, comme s’ils étaient au-delà de la tendresse démonstrative que les spectatrices avides que nous sommes espèrent, avant de s’éloigner l’un de l’autre, presque à l’opposé.

Juste avant qu’ils soient assez loin pour que l’un d’eux quitte notre champ de vision, chacun se retourne vers l’autre avec un même geste de la main, exactement au même instant.

vendredi 27 avril 2018

Métro Glacière



Je m’adosse au mur du fond, fesses bien calées sur le couvercle de l’extincteur, inspirant profondément l’odeur si particulière de la ligne 6, la même que dans les autres mais plus intense, un concentré d’enfance qui me donne envie de fermer les yeux.

Il monte au moment où les portes du milieu se referment, je remarque son sourire content de ne pas l’avoir manqué, et puis l’instrument, en bandoulière. Je calcule la monnaie qui me reste, j’avais dans l’idée d’acheter un sandwich mais je ne sais pas résister à un accordéoniste de rue qui joue, même un peu faux, Those were the days ou Mon amant de Saint-Jean. Tant pis pour le sandwich, j’attends le début du spectacle, savourant ma chance. Je pense à toi, ça me fait sourire encore un peu plus.

Face à moi sur un strapontin, une femme à l’air fatigué, tous les traits de son visage affaissés comme si elle avait passé sa vie à faire la tête, dos voûté, se détournant de la vitre dès que le soleil y entre. Je m’imagine qu’elle passe juste une mauvaise journée lorsque les premières notes hésitent, enflent, Those were the days, j’en étais sûre. D’un coup la femme se raidit, se redresse, tourne la tête en tous sens comme une poule effarée et un grain de folie devient visible. 

Plus la musique emplit la rame, plus elle s’agite mais sans se retourner, comme si toucher des yeux le musicien devait aggraver son crime. Parce qu’elle lui en veut à mort, c’est manifeste, elle marmonne des invectives incompréhensibles bien que de plus en plus audibles. Après quelques mesures, il est à fond, plante un regard gai dans les yeux de chaque voyageur, répondant à chaque sourire, elle commence à faire de grands gestes avec les bras, elle devait se retenir jusque là. S’il ne faisait pas si beau, si la Tour Eiffel n’était pas si majestueuse, la Seine si large, j’aurais de la peine pour elle.

J’en ai tout de même un peu. Je me demande quel triste sbire, à l’intérieur de sa tête, lui interdit de jouir du soleil qui lui caresse la nuque, de laisser l’accordéon lui rappeler des plaisirs passés, d’admirer la bonne humeur du musicien forcé de gagner sa vie à la sauvette. Quel malveillant l’oblige à gesticuler vainement pour chasser la mélodie, à chercher désespérément une issue du regard ? N’a-t-elle donc aucun moment de paix auquel s’attacher pour tenir la bride à son malaise ?

Vaincue, elle se plaque les mains sur les oreilles, oscille telle un maigre culbuto en recommençant à marmonner, les yeux clos. J’imagine qu’elle a trouvé un souvenir suffisamment calme pour contenir l’angoisse. Je voudrais m’approcher, mettre la main sur son épaule et la rassurer, lui dire que la prochaine station est tout près, que c’est bientôt fini, je n’ose pas. L’accordéon s’est arrêté, le jeune homme parcourt méthodiquement la rame avec un gobelet en plastique en multipliant les mercis, les freins sifflent pendant que je le rétribue du prix de mon déjeuner et que la femme effrayée se lève pour s’enfuir enfin sans pour autant paraître soulagée. Ils descendent l’un derrière l’autre, ne reste dans la rame qui redémarre que ton sourire un peu spécial, porté par quelques notes qui flottent encore.