mardi 22 octobre 2013

Incrustations



Le réveille sonne. Elle l’éteint sans ouvrir les yeux, reprend conscience de la réalité, peu à peu. Machinalement, elle se lève, descend l’escalier toujours les yeux fermés, accrochée à la rampe. La nuit pèse sur ses épaules, sa nuque. Elle atteint enfin la cuisine où l’accueille le doux parfum du café à peine passé. Un sourire de plaisir éclaire son visage.

Une chambre d’hôtel enchâssée dans la nuit. Il se lève, lui prépare une tasse de café instantané, vêtu de sa seule beauté, tranquille.

Elle place son bol vide dans le panier du lave-vaisselle, en sort deux autres, avec le paquet de céréales, le beurre, le pain de la veille, trois yaourts. Elle remonte, réveille les enfants, redescend, allume le radiateur de la salle de bains. Les petits arrivent, clignant des yeux, s’assoient autour de la table. Elle les sert, puis s’ouvre un yaourt.

– Tu as faim ?
– Ouiii !
– On peut aller prendre un petit déjeuner dans la salle, si tu veux.
– Non, ne t’habille pas. Donne-moi juste un biscuit.
Il se glisse à nouveau contre sa peau, lui dérobant la chaleur du sommeil qui se dissout doucement dans le matin.

– Bonjour Chérie.
– Bonjour. Bien dormi ?
– Très bien ! Il reste du café ?

– Je me rendormirais bien, là, la tête sur ton épaule… tu me garderais ?
– Oui.
– Menteur !
– Oui.

Un coup d’œil à la pendule, elle sort des vêtements pour les enfants, prépare les siens, s’enferme dans la salle de bains.
– Mais pourquoi tu fermes ?
Pour avoir la paix. Pour que mes rêves ne s’effilochent pas trop vite. Pour que vous ne voyiez pas combien je suis loin. Elle ne répond pas, ouvre le robinet de la douche.
L’eau est brûlante.

– Tu prends une douche avec moi ?
– Peut-être. Tu l’aimes comment, la chaleur de l’eau ?
– Très très chaude.
– J’en suis !

L’eau coule, l’enveloppe, détend ses épaules crispées. Il suffit de fermer les yeux pour s’échapper. La cabine de douche est un ascenseur spatio-temporel. Nue, elle entre dans l’autre réalité.

Le glamour haletant de toilettes anonymes, une station d’autoroute. Leurs boucles de ceinture qui s’entrechoquent, l’urgence à peine démentie par le temps de rire ensemble. La tête, les poignets, les coudes qui heurtent la faïence javellisée. Ses bras forts qui la serrent, le murmure de sa bouche à lui, contre son oreille à elle, qui couvre la cascade des chasses d’eau, transforme le son des robinets et des sèche-mains en une symphonie scintillante.

Elle se sèche, se maquille devant le miroir. 

Il est là, posté devant la porte ouverte.
– Tu es belle.

Elle s’habille, se coiffe, se parfume, sort, laisse la place au suivant. Elle supervise l’habillage des enfants, les débarbouille d’un coup de gant de toilette, aide le plus jeune à se brosser les dents, surveille l’heure.

– Quelle heure est-il ?
– Presque neuf heures. Tu dois partir ?
– Non, tant pis, je m’en irai cet après-midi.
Lui n’est pas encore habillé. Elle s’assoit posément, en tailleur au milieu du lit, pour le regarder.
– Tu te rinces l’œil ?
– Oui. Comment trouves-tu ma robe ?
– Hideuse, elle ne te va pas du tout. Enlève-la tout de suite !
Elle rit contre sa bouche.

– Tu peux déposer les enfants ? J’ai une réunion ce matin.
– OK. Bonne journée, à ce soir.
Chœur :
– Au revoir Papa !
– Allez, mes loulous, on se presse un peu, prenez vos cartables.

Son regard, sa peau moite, son rire, sa voix, encore, en boucle.

Elle s’arrête à la boulangerie.
– Une baguette, s’il vous plaît. Et un Saint-Genix.
Plus tard, dans la voiture, elle lèche ses doigts poissés de praline. Selon les endroits, le volant colle ou glisse. Un feu rouge, elle saisit prestement une lingette pour réparer les dégâts. Dans son sac, le téléphone sonne. Et si… non. Il n’appelle jamais. Mais si, pour une fois… Tant pis, elle le rappellera. Le feu passe au vert. Elle arrive au bureau, se gare sagement en marche arrière, se jette sur son portable dès le contact coupé. Écoute avidement la messagerie :
– C’est moi, j’ai oublié de te dire que je vais finir tard ce soir. Tu peux prendre du pain en passant ?
Oui, elle a pris du pain. Elle commence une nouvelle journée. Encore du café. Des clients. Des devis. Des appels. Jamais lui. Déjeuner à la cantine de l’entreprise.
– Ça va ? Tu as l’air ailleurs…
– Pardon, j’ai mal dormi.

Son visage, si proche qu’elle ne peut pas le voir entièrement, le parfum enivrant de sa peau, sa douceur, la tendresse de ses mots. La marque de sa paume à lui, incrustée sur sa hanche à elle. Elle croyait que ça s’effacerait vite, mais non. Au contraire.

Les feuilles d’automne reviennent, pour la troisième fois, tisser une passerelle au cœur de sa schizophrénie. Par instants, la Vérité la gifle, comme par surprise. Voilà deux ans qu’il n’appelle plus. Il s’est marié d’ailleurs. Ne t’accroche pas. Cette histoire ne survit que dans ta mémoire. Oublie. Tourne la page.

Il se pose près d’elle, passe son bras chaud autour de sa taille. Elle glisse son genou entre ses jambes à lui. Tout est tellement évident. Elle décide de rester là, fait le choix de cette réalité, puisqu’elle a la chance de pouvoir choisir. Elle demeure dans le monde qu’elle peut façonner à volonté. Dans l’autre, l’hiver approchait. Pas de regrets.

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