La jeune fille pousse doucement la porte en continuant de
frapper. À l’autre bout de la chambre, dans un fauteuil roulant touchant
presque la baie vitrée, la vieille dame semble absorbée par la contemplation du
jardin. Une bruine fine estompe les massifs fatigués de la fin de l’été.
- Mamie ? Bonjour !
La vieille dame tourne la tête et sourit.
- Bonjour ma chérie. Je t’en prie, ne m’appelle pas Mamie,
je suis bien trop âgée pour être ta grand-mère.
La jeune fille sourit à son tour en entrant.
- Bonjour Violette, comment vas-tu aujourd’hui ?
- Comme tu vois… oh flûte ! Rappelle-moi ton prénom,
veux-tu ? Cette mémoire est une catastrophe !
- Carole-Anne, mais ne t’inquiète pas, c’est normal
d’oublier certaines choses.
- Ce qui me désole, c’est d’oublier ton nom alors qu’il n’y
a que… quel âge as-tu, toi ? Vingt ans ?
- Dix-neuf, c’est presque pareil.
- …voilà ! J’oublie des choses que je sais depuis
dix-neuf ans, alors que je te vois presque chaque jour. Et à côté de ça, des
souvenirs de plus de soixante-dix ans restent gravés comme si rien ne pouvait
les effacer. Naturellement, ce sont ceux que j’aurais préféré oublier. Allons,
on n’y changera rien. Je suis trop mélancolique pour ta jeunesse. Tiens, dis-moi
plutôt pourquoi ce petit air chagrin ?
- Ah Violette, ce n’est pas très important de devoir te
redire mon nom. Ce qui compte, c’est ça, tu vois toujours quand je suis un peu
triste !
- Et qu’est-ce qui te rend triste, jeune fille ?
Carole-Anne secoue la tête d’un air résigné :
- Je crois que je suis encore tombée amoureuse du mauvais
gars…
Le visage de Violette s’étoile encore un peu plus.
- Tu vas me raconter ça. Sortons, si tu veux bien me
pousser, parce que ces sacrées jambes sont en repos aujourd’hui.
- Mais il pleut…
- Ma petite fille, si j’étais en sucre j’aurais fondu il y a
belle lurette. Tiens, passe-moi le… chose, là, pendu à la patère… c’est
imperméable. Et la boîte de cigarillos dans le tiroir, s’il te plaît. Il ne
doit pas en rester beaucoup.
- Un seul, mais je t’en ai rapporté une boîte neuve. Tu sais
que tu ne devrais pas fumer ?
- Certainement, mais à mon âge… j’ai quel âge déjà ?
Quatre-vingt-quinze ? Pas cent, je m’en souviendrais…
Les sourcils blancs se froncent à la recherche de ce nouveau
souvenir qui s’échappe.
- Quatre-vingt-douze.
- Ah tiens, je suis plus jeune que je ne pensais. Bref, cela
ne me tuera plus à présent. Et quand bien même, j’ai fait plus que mon temps.
- Oh Violette, ne parle pas comme ça, ça me désole !
- Excuse-moi, mais si j’ai appris quelque chose de cette
vie, c’est bien qu’il ne sert à rien de se cacher les yeux. La réalité est, tout simplement, qu’on le veuille
ou non. Autant la regarder en face. Alors, tes amours contrariées ? C’est
celui dont tu m’as parlé déjà ? J’ai oublié son nom, tu t’en doutes, mais
je me souviens qu’il te plaisait beaucoup, et qu’il avait de jolis yeux.
En poussant le fauteuil dans les allées de la maison de
retraite, Carole-Anne raconte le garçon un peu voyou et très, trop coureur qui se
lasse déjà de leurs rencontres, quand elle espérait tant avoir enfin trouvé le
bon.
Son arrière-grand-mère hoche la tête doucement.
- Le bon ? Mais qui est-ce, le bon ?
- Eh bien pour toi, c’était Grand-Papa, non ?
La vieille dame rit d’un coup.
- Ah non, je ne peux pas dire ça ! Pauvre Jean,
d’ailleurs, il le savait. Les derniers jours, quand il faisait ses adieux à
toute la famille, il me l’a dit, j’en suis restée comme deux ronds de flan.
Plus de cinquante ans à ses côtés et je n’ai jamais soupçonné qu’il avait
compris.
Il était faible mais encore très lucide. On l’avait autorisé
à rentrer mourir chez lui. Ça ne me plaisait pas plus que ça mais de quoi aurais-je
eu l’air, à refuser ? Enfin, après le défilé des enfants, petits-enfants,
tu étais trop jeune, tu ne dois pas t’en souvenir, j’étais assise à côté de son
lit et il m’a regardée avec ce mélange de douceur et de gravité qui était
tellement lui.
- Ma Violette, je dois te dire quelque chose : depuis
que nous sommes mariés, chaque nuit que nous avons passée ensemble, tu as
appelé Étienne dans ton sommeil. Chaque nuit. Je n’ai jamais cessé d’espérer
que je finirais par remplacer cet Étienne dans ton cœur. Il semble que non, au
bout du compte.
Il a souri et serré ma main.
- À présent qu’il est temps de m’en aller, dis-moi
sincèrement si j’ai pu rendre ta vie un peu moins triste d’avoir perdu cet
homme.
Ah ! Tu vois, je suis devenue trop vieille pour me
retenir de pleurer, mais ces larmes-là n’ont rien à voir avec la mort de ton
grand-père. Arrière-grand-père, pardon. Tu es surprise ? Je ne t’ai jamais
parlé d’Étienne ? Non bien sûr. Personne n’a jamais entendu parler
d’Étienne.
J’avais juste ton âge, dix-neuf ans. Je te prie de croire
qu’à cette époque, les jeunes filles n’avaient pas la liberté que vous avez
aujourd’hui, mais cet été-là, les astres ont dû s’aligner un peu. Était-ce un
bien, je ne saurais le dire. Peut-être pas après tout. J’accompagnais ma
cousine Claire dans sa maison de vacances pour l’aider à s’occuper de ses
enfants et lui permettre de se reposer car elle était très fatiguée après la
naissance du second. J’allais au marché tous les matins avec le petit garçon,
je prenais mon temps, on faisait un détour par la plage, on ramassait des
coquillages et des fleurs sèches pour offrir à sa maman.
Je l’ai remarqué la première fois que je l’ai vu. Un très
bel homme. Bien plus âgé que moi. Un grand sourire chaleureux, de la gaieté
débordant des yeux, un regard franc… je crois que je suis tombée amoureuse de
lui avant même qu’il m’adresse la parole. Un jour il m’a aidée à porter mon
panier jusqu’à la maison, nous avons parlé, il m’a demandé l’autorisation de
revenir me voir. Ne ris pas, ma petite fille, ça se passait comme ça autrefois.
Mais pour le reste, rien n’a changé et votre génération n’a rien inventé,
crois-moi ! Aujourd’hui encore, si je m’allonge à plat ventre, je pense à
lui. Ne prends pas cet air choqué je t’en prie. Ah, tu ris, c’est mieux.
Nous nous voyions presque tous les jours, il n’y avait pas
de téléphones portables, pas de téléphones du tout d’ailleurs, on mettait un
mot sous une pierre pour se donner rendez-vous, c’était tout à fait aussi
romantique que vos SMS. J’étais bien avec lui, c’est aussi bête que cela. Je me
sentais entière, comme si j’avais attendu dix-neuf ans de trouver l’autre
moitié de moi. Je n’imaginais pas ne pas passer le reste de ma vie avec lui.
J’aimais rire avec lui, bavarder des heures durant, faire l’amour vite quand
arrivait l’aube ou en prenant notre temps quand la nuit ne faisait que
commencer. J’ignore encore comment je ne suis pas tombée enceinte, parce que tu
penses bien qu’on n’avait pas les moyens que vous avez à présent. Mais les
astres était en rang d’oignon, tout s’agençait à la perfection. Il y avait
entre nous comme une évidence. Je l’aimais, il m’aimait, nous allions nous
marier. La seule chose que je n’aimais pas chez lui, c’était l’odeur de ses
cigarillos. Eh oui, c’est pour ça que depuis plus de soixante-dix-ans, j’essaie
de rendre ce souvenir désagréable. Il faut être réaliste, ça n’a pas tellement
fonctionné.
Un soir de septembre, il a tenu à venir me retrouver à la
maison, c’était un peu plus risqué mais pas si difficile. Nous étions assis
tous les deux sur mon lit. Tu vois, j’oublie parfois ton prénom mais je me
rappelle précisément son timbre, un peu sourd parce qu’il parlait bas, autant
pour ne pas réveiller Claire que pour me faire moins mal, et aussi l’intervalle
entre ses respirations, et l’odeur de terre mouillée qui entrait par la fenêtre
ouverte. Pas tout à fait comme aujourd’hui : la nuit, l’odeur de la pluie
sur le sol est encore plus particulière.
Au début, il avait sa main sur la mienne, puis il l’a
retirée.
- Ma Violette, je vais te faire mal et je m’en veux. Je sais
combien tu m’aimes. J’ai une infinie tendresse pour toi, mais pas l’amour que
tu attends, que tu mérites. Nous n’allons pas nous marier, je te rendrais
encore plus malheureuse que tu ne l’es en cet instant.
Je regardais ses yeux doux, j’étais pétrifiée. Je comprenais
l’expression « avoir une boule dans la gorge ». À cet instant, j’ai
senti non pas une boule, mais une grosse pierre noire et froide. Dans la gorge et
aussi sur la poitrine et l’estomac. Tout le monde a toujours cru que j’avais le
cœur et les poumons fragiles. Foutaises ! Mon cœur s’est brisé cette
nuit-là et la pierre ne m’a jamais laissé beaucoup de place pour respirer ni
pour manger. Je ne disais rien.
- Tu ne dis rien. Tu es toute pâle. Est-ce que ça va ?
Je te demande pardon. J’ai vraiment cru que je pourrais t’aimer, je suis…
- Tais-toi.
S’il continuait de parler, j’allais pleurer. Il pourrait
bien me prendre dans ses bras et à l’idée de me retrouver serrée contre son
torse, enfermée entre ses bras comme si rien ne pouvait m’arriver, je sentais
bien que ma pierre laisserait passer les sanglots. Je m’accrochais à cette volonté
bien inutile de garder ma dignité.
- Il vaut mieux que tu t’en ailles maintenant.
- Tu es sûre ? Est-ce que je peux…
- Non.
Je ne saurai jamais ce qu’il allait proposer. Je lui ai demandé
de partir à nouveau. Je ne l’ai plus revu ailleurs que dans mes rêves. Et me
voilà coincée ici, dans cet interminable purgatoire, parce que même mourir ne
me le rendra pas. Et retrouver ce pauvre Jean pour l’éternité, c’est au-dessus
de mes forces. Le contrat disait « jusqu’à ce que la mort nous sépare ».
J’ai rempli ma part du mieux que j’ai pu. Mais rien ne m’attend, ni de ce
côté-ci ni de l’autre, qui me tente le moins du monde.
Carole-Anne tire deux mouchoirs en papier de son sac à main,
en tend un à Violette.
- Mamie, je sais que tu ne veux pas que je t’appelle comme
ça, mais tu comptes bien plus pour moi que ma grand-mère, alors ne râle pas.
Ton histoire est tellement triste, je suis malheureuse pour toi, mais très
égoïstement, je peux te dire que toi, tu mets des couleurs et des parfums dans
ma vie depuis toujours. Ça veut dire que même avec le cœur brisé, ou peut-être
à cause de ça, tu as cette sensibilité, cette gentillesse et cette attention
aux autres qui rendent le monde un peu plus doux. Alors reste encore, parce que
moi j’ai besoin de toi ici. Et puis après, tu ne sais pas, peut-être bien qu’Étienne
aussi a regretté sa décision. Peut-être qu’il s’est fait peur avec la
différence d’âge et qu’il a cru que tu étais heureuse sans lui. Tu n’es pas à l’abri
d’un coup de chance, espère. Peut-être qu’il t’attend malgré tout.
- Peut-être qu’il m’attend… répète Violette, songeuse.