- Tiens, je t’aide à ranger ton bureau ! Tout
ça, corbeille !
- Merci ! Attends… non ! ça je le garde.
- Quoi ? Ça ? Mais… qu’est-ce que c’est ?
- Une fleur. Donne.
- Ça ? Une fleur ? Tu plaisantes ?
C’était peut-être une fleur il y a dix ans mais là…
- Oui, ben, j’y tiens.
- Vraiment ? il se penche, plisse les yeux :
c’est rare ? Comment ça s’appelle ?
- Je ne sais pas. Je ne sais plus. Donne !
- Mais enfin ! Pourquoi veux-tu garder une
vieille fleur fanée qui ne ressemble plus à rien depuis longtemps et dont tu ne
connais même pas le nom ?
Pourquoi est-ce que je tiens à
conserver, sur mon bureau, une minuscule fleur desséchée dont j’ai oublié le
nom ?
Parce que chaque fois que je
pose les yeux sur sa couleur éteinte, je vois la mer. Les vaguelettes qui
clapotent sous le canoë. Les rayons du soleil qui se fraient un passage à
travers l’épais feuillage de la mangrove. Je souris à mon fils qui nous prend
en photo.
Parce qu’il suffit que je pose
ce minuscule déchet végétal au creux de ma main pour qu’il libère, si longtemps
après, trois grains de sable. Immanquable : trois grains de sable, et me
voilà en maillot de bain, transpirant sous mon gilet de sauvetage, riant des
éclaboussures fraîches sur ma peau brulée.
Parce que dès que j’aperçois un
bout de cette fleur qui dépasse de sous un papier, je sens la houle me bercer,
j’ai sur les lèvres la saveur incomparable du rhum local, je découvre du coin
de l’œil un petit crabe qui s’enfuit, le grattement pressé de ses petites
pattes sur un tronc de palétuvier… wait… j’ai retrouvé ! C’est une fleur
de palétuvier ! C’est joli, hein ? Non, je ne sais pas si c’est rare.
Mais si tu n’en as jamais vu, ça doit bien l’être un peu ?
C’est drôle, la mémoire, un peu
magique. La mienne, il suffit de la mettre en contact avec un vieux bout de
fleur sèche et trois grains de sable pour qu’elle me transporte à 6000 km,
ajoute 30° au thermomètre, m’envahisse du puissant parfum de la pêche du jour
et m’assourdisse du cri des singes.
Ça doit être pour ça, que je
prends si peu de photos : il y a trop de déperdition, la photo oublie les sons
et les odeurs. Pas les souvenirs.
- Laisse, ranger la mangrove est trop ambitieux.
On va garder mon bureau comme ça, je peux y retrouver l’essentiel.