-
-
Salomé ? Vous êtes en Bretagne ces
vacances ? Je peux venir ?
-
Oui et oui, ma chérie ! Tu as une petite
voix, ça va ?
-
Ouais, fin de grippe, besoin de grand air.
-
On va te remettre d’aplomb.
Un quart d’heure plus tard, alors
que le boucle mon sac, mon amie rappelle :
-
Ma Juju, j’ai oublié de te dire, Pascal est là
pour la semaine. Ça t’embête pas ?
Pascal.
Son prénom. A l’origine d’une
n-ième dispute. Il se plaignait encore que son patron l’exploitait
honteusement. En réalité, il s’était simplement vu refuser un jour de congé,
réclamé à la dernière minute, en période de soldes.
-
Décidément, tu portes bien ton nom !
avais-je craqué.
-
Pourquoi tu dis ça ? sur la défensive,
déjà.
-
L’agneau pascal, l’agneau de Pâques, sacrifié…
rings a bell ?
J’étais excédée, méchante exprès,
ça me faisait me sentir moche et je lui en voulais pour ça, cercle vicieux. Il
s’était rhabillé et m’avait informée froidement depuis le seuil qu’il serait à
ma disposition si je me calmais. Mais que je n’attende pas trop.
J’avais attendu une semaine, agrémentée
d’un petit extra qui fait du bien au moral, un ancien collègue croisé par
hasard, toujours aussi séduisant. Qui deviendrait l’objet d’une n+1-ième
dispute. Plus grave que les autres celle-là puisqu’elle avait accouché d’une
vraie discussion, celle que nous évitions depuis le début, LA discussion des Où
on va ? Est-ce qu’on y va ensemble ? Qu’attendons-nous l’un de
l’autre ?
Pascal l’évitait-il
consciemment ? Je l’ignore. De ma part en revanche, c’était délibéré tant
je voyais clairement où elle menait. Ça n’avait pas manqué. Nos attentes, nos vies,
nos envies étaient non seulement différentes mais, surtout, hélas,
diamétralement opposées. Quand il me disait « Je reste jusqu’à ce que tu
me demandes de partir », il m’étouffait. Quand je lui disais « Ne
m’appelle pas ce soir, je sors, pas sûre de rentrer cette nuit », je le
crucifiais.
Alors au bout de cette triste
discussion, j’avais décidé de ne pas arrêter de goûter les corps qui
m’attiraient, il avait décidé de ne pas continuer notre relation. Peut-on parler
de « commun accord » ?
J’avais effectué la première
d’une série de traversées du désert, sans savoir qu’il y en aurait d’autre,
plus sèches. La première oasis était apparue un petit matin de retour de soirée
pour moi, départ au travail pour lui. J’étais dans son quartier, sortant de
chez un homme dont l’alcool avait déjà dilué le souvenir. Je devais avoir une
sale tête de mauvais matin. Pascal s’était lancé dans un sermon agressif.
Mauvaise, je l’avais coupé :
-
Si tu dois me faire des scènes de jalousie, au
moins, fais-moi l’amour.
Aujourd’hui encore, je reste
émerveillée par sa réaction. Il m’a tendu ses clés :
-
Lave-toi, dors, dessaoûle, je serai là vers
19 h.
Notre deuxième cycle était
enclenché.
Alors quand Salomé m’annonce sa
présence, j’entrevois une n-ième oasis. Je renverse mon sac sur le lit pour
remplacer vieux jeans par jupettes et culottes confortables par strings en
dentelle. Je fonce dans la salle de bain pour une séance
épilation-gommage-crémage-maquillage-parfumage qui devrait mettre toutes les
chances de mon côté.
-
Mais enfin, m’avait un jour interrogée Salomé,
tu l’aimes ?
Est-ce que j’aimais Pascal ?
Sûrement. Est-ce que je voulais former avec lui un couple exclusif ? En
aucun cas.
Pendant une phase de désert
particulièrement aride, mon meilleur ami – objet, bien à tort, de soupçons de
Pascal – sur l’épaule de qui je pleurais le prix incroyablement élevé de ma
liberté, m’avait répondu : « La liberté n’a pas de prix. Et le prix, c’est
toi qui le fixes. Tu préfères être esclave au paradis ou libre en
enfer ? »
Sans hésiter, libre en enfer.
Lorsque je me gare devant la
maison bretonne de Salomé, il fume sur le pas de la porte, m’observe,
impénétrable, sans l’ombre d’un sourire. Une bouffée de plaisir m’envahit,
d’anticipation. J’aime tenter de le séduire à chaque fois. Parfois, c’est un
échec. Mais lorsque ça marche, quelle ivresse !
Il me laisse m’avancer sans faire
un geste, je suis sur le point de douter quand je vois la petite veine traitresse
sur le côté de son cou battre follement, m’avertissant de son trouble. Je lui
souris chaleureusement, pas par calcul ni stratégie, mais parce que je suis
heureuse de le voir, que le je trouve beau, que je me régale d’avance de
respirer son odeur en l’embrassant, même s’il ne me laisse que sa joue.
Il répond à mon sourire, je pose
la main sur le haut de son bras, un peu trop appuyée peut-être mais je suis
faible et son contact m’a tant manqué… Lui avance une main qui lui échappe pour
m’enlacer. Enfin. Sa bouche a le goût de l’eau fraîche.
-
Tu as changé d’avis ?
Quand mes enfants étaient
adolescents, ils avaient un jour fabriqué une pelote d’élastiques entortillés
et enroulés tous ensemble. Grosse comme une orange, cette balle artisanale
rebondissait plutôt bien et a longtemps traîné dans le salon. Je l’avais complètement
oubliée jusqu’à cet instant où les yeux gris de Pascal me renvoient sa question
comme en écho.
La balle d’élastiques, dans ma
gorge, m’empêche de déglutir pour tenter piteusement de gagner du temps. Il
serait si facile de dire oui, quitte à jouer le jeu… Puis je songe au déjeuner
prévu à la fin du mois, avec un ami d’une connaissance, un homme qui sentait
bon, riait clairement et dont le regard promettait beaucoup.
La mort dans l’âme, ce n’est pas
un vain mot, je cesse de lutter contre son bras qui me repousse, je baisse les
yeux et la tête, la balle d’élastiques m’interdit de parler, je fais
« non » de la tête et c’en est trop, je lui tourne le dos pour aller
chercher dans la voiture mon sac plein de strings et de jupettes.
Salomé me serre contre elle, me
regarde, me resserre.
-
Ma chérie, tu as une mine épouvantable !
Elle était mauvaise, cette grippe ?
-
Pire.
Elle nous prépare un grog, je
double ma dose de rhum avec indifférence. Elle s’assoit face à moi, un mug
chaud entre les mains.
-
Alors, demande-t-elle doucement, toujours libre
en enfer ?
Je souris, ça me fait du bien de
me rappeler que c’est moi qui m’inflige cette frustration.
-
Plus que jamais, mais je t’avoue que certains
jours, l’enfer est salement hostile.
Elle pose une main brûlante sur
mon poignet.
-
Passe à autre chose, vous vous rendez malheureux
tous les deux.
-
Tu as raison, demain. Ou non : après les
vacances.
Chaque seconde passée sous le
même toit que Pascal sera tellement chargée d’espoir qu’elle peinera à
s’écouler. Et si certaines seulement portaient un sourire, un regard, un mot
tendre, je serais payée de ma peine.
Longtemps après le dîner pris
tous ensemble avec Luc, le mari de Salomé et leurs trois ados, on refait un peu
le monde, l’ambiance est douce, l’effort commun que Pascal et moi faisons pour
avoir l’air de bonne humeur est efficace. J’évite autant que je peux de croiser
son regard dont la profondeur me chavire, toujours. Je me retiens à chaque
instant de toucher son bras ou sa cuisse, juste pour appuyer mes propos, juste
parce que le manque est encore plus acide lorsqu’il est tout près, que sa
chaleur rayonne jusqu’à moi.
Encore plus tard, je réussis
enfin à m’endormir lorsque je l’entends entrer dans ma chambre, se glisser dans
le lit que nous avons tant partagé. Enfin enfin, la sortie de ce douloureux
purgatoire, ses jambes qui s’emmêlent dans les miennes me disent que je suis
pardonnée, momentanément du moins.
Après, alors que j’ai oublié tout
ce qui n’est pas ses bras serrés autour de moi, mon nez collé sur sa poitrine
au point qu’il en gardera sûrement la marque demain, ma main qui se promène
encore sur ses fesses et ses cuisses, affamée encore, je ne sais pas me taire.
-
Salomé m’a dit qu’il y avait un vide-grenier pas
loin demain, ça te dirait qu’on y aille ?
-
…
-
Pascal ?
-
Mmmh.
-
Tu viendrais avec moi demain ? Au
vide-grenier ?
-
Pourquoi, tu as besoin de quelque chose ?
Tu peux pas regarder sur Le bon coin ?
Me revient dans la figure l’autre
raison pour laquelle ça ne pourra jamais marcher, nous deux : à part
l’amour, il n’y a absolument rien que nous aimions faire ensemble. J’aime
visiter des châteaux, des musées, lézarder au soleil avec un livre, écumer les
brocantes, lui aime regarder le foot, le rugby, le tennis à la télé, aller voir
les matches en direct, jouer lui-même. Nous avons eu une période de concessions
mutuelles qui n’a pas duré. Le sport m’ennuie aussi sûrement que lui mes
hobbies. Excepté Salomé et Luc il n’aime pas mes amis, les siens m’horripilent.
Pas d’espoir, avions-nous conclu. Pas d’espoir. J’insiste bêtement, comme si
j’avais besoin de nous démontrer, encore, que nous n’avons rien de commun.
Parce que ça me rend infiniment triste de ne pas avoir trouvé de terrain
d’entente. Parce que cette tristesse me rend dure, me pousse à déchirer et
salir le peu, le très peu qui va bien entre nous.
-
Oh mais pour une fois, tu pourrais te décoller
un peu de la télé et venir avec moi !
Forcément, il se vexe. Il se
raidit, s’écarte.
-
D’abord, je ne suis pas « collé à la
télé » comme tu dis, ensuite, je ne vois pas pourquoi j’irais
t’accompagner comme un toutou devant un étalage de vieilleries qui
m’emmerde ! Tu t’imagines que mon ambition dans la vie c’est d’être ta
mascotte ?
Le voyant rouge
« Danger ! » clignote dans ma tête, un peu tard. Il me tourne le
dos, je tremble qu’il s’en aille, n’ose pas bouger un cil, ne sais plus comment
le retenir. J’attends longtemps. Je l’entends s’endormir, je n’ose même pas
essuyer mes larmes de dépit. Je ne réfléchis plus lucidement, je somnole aussi,
par à-coups, avec la sensation de me noyer.
Quelque part entre la nuit noire
et l’aube, je me suis assoupie, il se rapproche, m’entoure de son bras. Je
prends ses doigts, il les serre brièvement comme en signe de reconnaissance, Je sais que tu es là, je te veux contre moi,
m’embrasse la nuque. Puis nous réveille
complètement tous les deux pour un corps à corps silencieux dont la douceur et
la tendresse me font pleurer encore. Nous achevons la nuit et une partie de la
matinée inconfortablement collés l’un à l’autre, comme si nous savions, l’un et
l’autre, que cette trêve est la dernière.
Un clocher sonne midi dans le
lointain, j’entends surtout le vent et l’océan, adossée à un rocher humide, les
fesses sur le sable froid, j’essaie de dissiper la mélancolie brouillardeuse qui
s’accroche. Pascal est parti avant le café, les planètes un instant alignées ont
déjà repris leur dérive.
Je m’efforce de savourer cette liberté si chèrement
payée mais pour l’instant, le cœur n’y
est pas.
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