dimanche 13 janvier 2019

Libre en enfer


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-          Salomé ? Vous êtes en Bretagne ces vacances ? Je peux venir ?
-          Oui et oui, ma chérie ! Tu as une petite voix, ça va ?
-          Ouais, fin de grippe, besoin de grand air.
-          On va te remettre d’aplomb.

Un quart d’heure plus tard, alors que le boucle mon sac, mon amie rappelle :

-          Ma Juju, j’ai oublié de te dire, Pascal est là pour la semaine. Ça t’embête pas ?

Pascal.
Son prénom. A l’origine d’une n-ième dispute. Il se plaignait encore que son patron l’exploitait honteusement. En réalité, il s’était simplement vu refuser un jour de congé, réclamé à la dernière minute, en période de soldes.

-          Décidément, tu portes bien ton nom ! avais-je craqué.
-          Pourquoi tu dis ça ? sur la défensive, déjà.
-          L’agneau pascal, l’agneau de Pâques, sacrifié… rings a bell ?

J’étais excédée, méchante exprès, ça me faisait me sentir moche et je lui en voulais pour ça, cercle vicieux. Il s’était rhabillé et m’avait informée froidement depuis le seuil qu’il serait à ma disposition si je me calmais. Mais que je n’attende pas trop.

J’avais attendu une semaine, agrémentée d’un petit extra qui fait du bien au moral, un ancien collègue croisé par hasard, toujours aussi séduisant. Qui deviendrait l’objet d’une n+1-ième dispute. Plus grave que les autres celle-là puisqu’elle avait accouché d’une vraie discussion, celle que nous évitions depuis le début, LA discussion des Où on va ? Est-ce qu’on y va ensemble ? Qu’attendons-nous l’un de l’autre ? 

Pascal l’évitait-il consciemment ? Je l’ignore. De ma part en revanche, c’était délibéré tant je voyais clairement où elle menait. Ça n’avait pas manqué. Nos attentes, nos vies, nos envies étaient non seulement différentes mais, surtout, hélas, diamétralement opposées. Quand il me disait « Je reste jusqu’à ce que tu me demandes de partir », il m’étouffait. Quand je lui disais « Ne m’appelle pas ce soir, je sors, pas sûre de rentrer cette nuit », je le crucifiais.

Alors au bout de cette triste discussion, j’avais décidé de ne pas arrêter de goûter les corps qui m’attiraient, il avait décidé de ne pas continuer notre relation. Peut-on parler de « commun accord » ?

J’avais effectué la première d’une série de traversées du désert, sans savoir qu’il y en aurait d’autre, plus sèches. La première oasis était apparue un petit matin de retour de soirée pour moi, départ au travail pour lui. J’étais dans son quartier, sortant de chez un homme dont l’alcool avait déjà dilué le souvenir. Je devais avoir une sale tête de mauvais matin. Pascal s’était lancé dans un sermon agressif. Mauvaise, je l’avais coupé :

-          Si tu dois me faire des scènes de jalousie, au moins, fais-moi l’amour.

Aujourd’hui encore, je reste émerveillée par sa réaction. Il m’a tendu ses clés :

-          Lave-toi, dors, dessaoûle, je serai là vers 19 h.

Notre deuxième cycle était enclenché.

Alors quand Salomé m’annonce sa présence, j’entrevois une n-ième oasis. Je renverse mon sac sur le lit pour remplacer vieux jeans par jupettes et culottes confortables par strings en dentelle. Je fonce dans la salle de bain pour une séance épilation-gommage-crémage-maquillage-parfumage qui devrait mettre toutes les chances de mon côté.

-          Mais enfin, m’avait un jour interrogée Salomé, tu l’aimes ?

Est-ce que j’aimais Pascal ? Sûrement. Est-ce que je voulais former avec lui un couple exclusif ? En aucun cas.

Pendant une phase de désert particulièrement aride, mon meilleur ami – objet, bien à tort, de soupçons de Pascal – sur l’épaule de qui je pleurais le prix incroyablement élevé de ma liberté, m’avait répondu : « La liberté n’a pas de prix. Et le prix, c’est toi qui le fixes. Tu préfères être esclave au paradis ou libre en enfer ? »

Sans hésiter, libre en enfer.

Lorsque je me gare devant la maison bretonne de Salomé, il fume sur le pas de la porte, m’observe, impénétrable, sans l’ombre d’un sourire. Une bouffée de plaisir m’envahit, d’anticipation. J’aime tenter de le séduire à chaque fois. Parfois, c’est un échec. Mais lorsque ça marche, quelle ivresse !

Il me laisse m’avancer sans faire un geste, je suis sur le point de douter quand je vois la petite veine traitresse sur le côté de son cou battre follement, m’avertissant de son trouble. Je lui souris chaleureusement, pas par calcul ni stratégie, mais parce que je suis heureuse de le voir, que le je trouve beau, que je me régale d’avance de respirer son odeur en l’embrassant, même s’il ne me laisse que sa joue.

Il répond à mon sourire, je pose la main sur le haut de son bras, un peu trop appuyée peut-être mais je suis faible et son contact m’a tant manqué… Lui avance une main qui lui échappe pour m’enlacer. Enfin. Sa bouche a le goût de l’eau fraîche.

-          Tu as changé d’avis ?

Quand mes enfants étaient adolescents, ils avaient un jour fabriqué une pelote d’élastiques entortillés et enroulés tous ensemble. Grosse comme une orange, cette balle artisanale rebondissait plutôt bien et a longtemps traîné dans le salon. Je l’avais complètement oubliée jusqu’à cet instant où les yeux gris de Pascal me renvoient sa question comme en écho. 

La balle d’élastiques, dans ma gorge, m’empêche de déglutir pour tenter piteusement de gagner du temps. Il serait si facile de dire oui, quitte à jouer le jeu… Puis je songe au déjeuner prévu à la fin du mois, avec un ami d’une connaissance, un homme qui sentait bon, riait clairement et dont le regard promettait beaucoup.

La mort dans l’âme, ce n’est pas un vain mot, je cesse de lutter contre son bras qui me repousse, je baisse les yeux et la tête, la balle d’élastiques m’interdit de parler, je fais « non » de la tête et c’en est trop, je lui tourne le dos pour aller chercher dans la voiture mon sac plein de strings et de jupettes.

Salomé me serre contre elle, me regarde, me resserre.

-          Ma chérie, tu as une mine épouvantable ! Elle était mauvaise, cette grippe ?
-          Pire.

Elle nous prépare un grog, je double ma dose de rhum avec indifférence. Elle s’assoit face à moi, un mug chaud entre les mains.

-          Alors, demande-t-elle doucement, toujours libre en enfer ?

Je souris, ça me fait du bien de me rappeler que c’est moi qui m’inflige cette frustration.

-          Plus que jamais, mais je t’avoue que certains jours, l’enfer est salement hostile.

Elle pose une main brûlante sur mon poignet.

-          Passe à autre chose, vous vous rendez malheureux tous les deux.
-          Tu as raison, demain. Ou non : après les vacances.

Chaque seconde passée sous le même toit que Pascal sera tellement chargée d’espoir qu’elle peinera à s’écouler. Et si certaines seulement portaient un sourire, un regard, un mot tendre, je serais payée de ma peine.

Longtemps après le dîner pris tous ensemble avec Luc, le mari de Salomé et leurs trois ados, on refait un peu le monde, l’ambiance est douce, l’effort commun que Pascal et moi faisons pour avoir l’air de bonne humeur est efficace. J’évite autant que je peux de croiser son regard dont la profondeur me chavire, toujours. Je me retiens à chaque instant de toucher son bras ou sa cuisse, juste pour appuyer mes propos, juste parce que le manque est encore plus acide lorsqu’il est tout près, que sa chaleur rayonne jusqu’à moi.

Encore plus tard, je réussis enfin à m’endormir lorsque je l’entends entrer dans ma chambre, se glisser dans le lit que nous avons tant partagé. Enfin enfin, la sortie de ce douloureux purgatoire, ses jambes qui s’emmêlent dans les miennes me disent que je suis pardonnée, momentanément du moins.

Après, alors que j’ai oublié tout ce qui n’est pas ses bras serrés autour de moi, mon nez collé sur sa poitrine au point qu’il en gardera sûrement la marque demain, ma main qui se promène encore sur ses fesses et ses cuisses, affamée encore, je ne sais pas me taire.

-          Salomé m’a dit qu’il y avait un vide-grenier pas loin demain, ça te dirait qu’on y aille ?

-         
-          Pascal ?
-          Mmmh.
-          Tu viendrais avec moi demain ? Au vide-grenier ?
-          Pourquoi, tu as besoin de quelque chose ? Tu peux pas regarder sur Le bon coin ?

Me revient dans la figure l’autre raison pour laquelle ça ne pourra jamais marcher, nous deux : à part l’amour, il n’y a absolument rien que nous aimions faire ensemble. J’aime visiter des châteaux, des musées, lézarder au soleil avec un livre, écumer les brocantes, lui aime regarder le foot, le rugby, le tennis à la télé, aller voir les matches en direct, jouer lui-même. Nous avons eu une période de concessions mutuelles qui n’a pas duré. Le sport m’ennuie aussi sûrement que lui mes hobbies. Excepté Salomé et Luc il n’aime pas mes amis, les siens m’horripilent. Pas d’espoir, avions-nous conclu. Pas d’espoir. J’insiste bêtement, comme si j’avais besoin de nous démontrer, encore, que nous n’avons rien de commun. Parce que ça me rend infiniment triste de ne pas avoir trouvé de terrain d’entente. Parce que cette tristesse me rend dure, me pousse à déchirer et salir le peu, le très peu qui va bien entre nous.

-          Oh mais pour une fois, tu pourrais te décoller un peu de la télé et venir avec moi !

Forcément, il se vexe. Il se raidit, s’écarte.

-          D’abord, je ne suis pas « collé à la télé » comme tu dis, ensuite, je ne vois pas pourquoi j’irais t’accompagner comme un toutou devant un étalage de vieilleries qui m’emmerde ! Tu t’imagines que mon ambition dans la vie c’est d’être ta mascotte ?

Le voyant rouge « Danger ! » clignote dans ma tête, un peu tard. Il me tourne le dos, je tremble qu’il s’en aille, n’ose pas bouger un cil, ne sais plus comment le retenir. J’attends longtemps. Je l’entends s’endormir, je n’ose même pas essuyer mes larmes de dépit. Je ne réfléchis plus lucidement, je somnole aussi, par à-coups, avec la sensation de me noyer.

Quelque part entre la nuit noire et l’aube, je me suis assoupie, il se rapproche, m’entoure de son bras. Je prends ses doigts, il les serre brièvement comme en signe de reconnaissance, Je sais que tu es là, je te veux contre moi, m’embrasse la nuque. Puis nous  réveille complètement tous les deux pour un corps à corps silencieux dont la douceur et la tendresse me font pleurer encore. Nous achevons la nuit et une partie de la matinée inconfortablement collés l’un à l’autre, comme si nous savions, l’un et l’autre, que cette trêve est la dernière.

Un clocher sonne midi dans le lointain, j’entends surtout le vent et l’océan, adossée à un rocher humide, les fesses sur le sable froid, j’essaie de dissiper la mélancolie brouillardeuse qui s’accroche. Pascal est parti avant le café, les planètes un instant alignées ont déjà repris leur dérive. 

Je m’efforce de savourer cette liberté si chèrement payée mais pour l’instant,  le cœur n’y est pas.

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