dimanche 20 janvier 2019

La troisième saison



Elles me l’avaient dit, les filles, elles m’avaient prévenue :

- C’est pas un gars pour toi.
- Il va pas te rendre heureuse.
- Il te fera pas d’enfant.

Bon là, elles avaient tort, mais personne le sait pour l’instant. Elles m’avaient mise en garde tant qu’elles pouvaient. Mais à vingt ans, j’avais la foi, je croyais que tout était possible. 

Tout est possible d’ailleurs, puisque me voilà, à près de minuit, en train de creuser. Dans une forêt.  Ça, j’avoue que je ne l’aurais pas imaginé.

J’en suis là, à parler de mes vingt ans au passé. Ça fait à peine trois saisons, mais il paraît infiniment loin le soir d’été brûlant où on s’est rencontrés. Le truc qui m’a accrochée, c’est son prénom. Ce que j’ai pris pour son prénom, quand un de ses potes l’a appelé :

- Aurèle…

Je me suis retournée d’un bloc, mes études de lettres encore toutes fraîches, fantasmant déjà un beau gars, costaud, volontaire, yeux bleus et cheveux clairs… Dans la demi-seconde qui s’est écoulée entre l’instant où j’ai entendu son nom et celui où je l’ai vu, on avait déjà vécu toute une vie et conquis un empire ensemble. Tout était joué.

- Tu es trop romantique, soupirait Sarah.
- C’est pas ça, l’amour, renchérissait Caroline.

Et la réalité avait dépassé le rêve, comme chaque fois qu’on veut bien s’illusionner soi-même.

- C’est sûr qu’il a une belle petite gueule de bad boy.
- Mais c’est tout ce qu’il est, un pauvre gars.
- Un loser.

J’essuie la sueur sur mon visage avec mes mains pleines de terre, glacées. Je regarde Aurélien et son sweat noir qu’il adore, celui avec l’inscription « Me cherche pas. Ou on retrouvera jamais ton corps. »
C’est d’autant plus macabre que bien sûr qu’on va le retrouver, le corps. Et moi, j’irai en prison. En prison à vingt ans, merde ! Qu’est-ce que je vais pouvoir raconter, au procès ? Comment je pourrais amadouer le juge ? Votre honneur, je vous assure… Je crois qu’on ne dit pas « Votre honneur » en France, faudra que je pense à demander à l’avocat. Putain ! Où est-ce que je vais trouver un avocat ? Il faut qu’on ait le même, sinon chacun devra charger l’autre et je ne veux pas charger Aurélien. Il n’a pas vraiment fait exprès. L’engueulade a mal tourné et puis voilà. Il aurait pas dû avoir ce couteau sur lui, bien sûr, mais il pouvait pas deviner…

- Qu’est-ce que tu fous, bon Dieu ? Creuse !

J’ai envie de rigoler : dans la vie, il y a ceux qui creusent… 

- Pourquoi tu te marres ? Y a rien de drôle, creuse, je te dis !

Je ne réponds pas, la discussion ne nous amènerait nulle part et on a besoin de garder notre souffle. Il n’a pas vu le film, de toute façon. En tout cas, Aurélien n’a pas de pistolet chargé, non Monsieur le juge, pas d’arme à feu, jamais de la vie ! Et puis il creuse aussi, plus efficacement que moi, même. L’avantage des nuits de décembre, c’est qu’elles sont longues, on aura peut-être fini avant le jour. Mais il fait tellement froid…

- Aurélien, c’est impossible, la terre est quasi gelée, on va jamais y arriver.
- Tu préfères qu’on le découpe, peut-être ? Tu crois que ça sera plus facile d’enterrer des petits bouts ?

Putain ! J’espère qu’il plaisante. Je reprends ma pelle, le cœur au bord des lèvres. Je ne lui ai rien dit, pour le bébé, je l’ai su ce matin et quand il est rentré, c’était avec les pelles et… tout le reste, c’était pas le quart d’heure. Je ne veux pas que mon enfant naisse en prison. 

Elles m’avaient prévenue, et je ne les ai pas écoutées. Faut reconnaître qu’elles étaient loin du compte.

- Tu te fais un joli film de princesse.
- Un roman à l’eau de rose.
- Mais ça peut pas marcher.
- Tu as vu comme il boit ?
- Il ne te bat pas, au moins ?

Là, on s’était fâchées pour de bon, elles et moi. Qu’est-ce que ça veut dire, battre sa nana ? Aurélien n’a rien à voir avec ces tarés qui torgnolent leur femme du matin au soir. Il a le sang chaud, c’est tout. Elles n’auraient jamais compris. Surtout maintenant.

Sarah m’avait rappelée quelques jours plus tard, et pas pour s’excuser :

- Il va t’attirer des ennuis, tu sais.

Des ennuis, vraiment…

- Creuse, Jo !

Je creuse, mon amour, je creuse, mais j’ai pas tes gros biceps, j’ai froid et j’ai peur. Qu’est-ce qui va nous arriver, maintenant ?

Il doit être pas loin de deux heures du matin quand une méchante pluie glaciale se met à tomber. Le trou commence à ressembler à quelque chose mais je n’en peux plus. Je m’assois par terre, c’est-à-dire dans la boue. Qu’est-ce que ça peut faire ? Le plus important, c’est de ne pas laisser mon regard se poser sur l’horrible emballage de sacs poubelle, qui tient plus ou moins, avec du scotch. Quand il entre dans mon champ de vision, avec ses ombres improbables projetées par la frontale d’Aurélien, j’ai encore plus envie de vomir.

Même lui semble épuisé, il ralentit le rythme.
Et puis soudain, un éclat bleuté sur les arbres dégouttants trahit des gyrophares.
Enfin.
Aurélien s’arrête net, le regard traqué, trop tard.

Sarah a reçu mon SMS, elle a fait ce qu’il fallait. Je ne veux pas que mon enfant naisse en prison.
Si c’est un garçon, je l’appellerai Aurèle.

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