Elle entre, incarnation de formules rebattues, « vent
de fraîcheur », « rayon de soleil ». Heureusement que je ne
suis pas journaliste, je n’aurais su qu’écrire « Le printemps est entré
avec elle dans le restaurant ». Ses lèvres ont la couleur du vin rouge
dans mon verre, si j’étais autre chose qu’un vieil ivrogne aigri, j’en
profiterais pour l’aborder, l’inviter à nous assortir encore davantage. Mais
mon heure est passée il y a trop longtemps et je me contente de boire des yeux
sa robe claire, ses cheveux blonds fins coupés dans un sage carré d’où
s’évade un accroche-cœur. Sa grâce légère me l’avait fait croire juvénile, l’élégance
de son pas à la suite du serveur détrompe ma première impression. Cette femme
m’intrigue, je sens autour d’elle un mélange de volonté et de tristesse que je
crois reconnaître, ou bien est-ce moi qui projette sur elle mes vieux tourments ?
Elle s’installe, retire ses gants d’un geste sûr, il me revient qu’en fait de printemps, nous ne sommes que le 14 février, fête
imbécile que j’ai trop gâchée. Je me prends à lui souhaiter un Valentin
amoureux et tendre, sans y croire beaucoup, elle tourne trop souvent un regard
inquiet vers la porte – et donc vers moi – pour être sûre qu’il va venir. Je hais
tant les tranquilles certitudes des couples qui s’aiment, leurs impatiences
jamais vaines, leurs attentes jamais déçues, que j’éprouve pour cette femme
anxieuse une bouffée de chaleur.
La porte s’ouvre derrière moi et à son attitude à elle, je
sais que c’est lui qui entre, me glaçant d’un courant d’hiver désagréable. Je
n’ai pas le temps d’essayer de l’imaginer qu’il passe devant moi, me laissant
détailler sa démarche assurée, le léger signe de tête par lequel il congédie le
serveur.
Elle se lève à demi pour l’accueillir, souriante, je devine
l’attente – l’espoir ? – d’un baiser qui ne vient pas. Il dispose sa veste
sur son dossier d’un geste d’habitué. Je le vois parler comme poursuivant une
conversation, comme s’il n’était pas là pour célébrer un amour. Elle se rassoit
lentement et je lis dans ses yeux baissés une déception familière.
Je ne le vois que de dos mais devine qu’il ne sourit pas,
sans aucun doute elle répondrait, tandis que son visage délicat n’exprime
toujours que cette attente brave.
Ils ont commandé à présent, mon esthétisme se satisfait de
voir que leur vin, qu’elle goûte à son tour, a la couleur de ses lèvres. À une
remarque qu’elle fait en souriant, il hausse les épaules, je ne vois pas s’il a
répondu, elle repose son verre lentement, je remplis le mien, irrité par cet
idiot qui reproduit mes propres erreurs, comme si je ne les avais pas payées
suffisamment cher pour les lui éviter.
J’ai envie de me lever, de secouer l’épaule de cet homme, de
lui dire sa chance, la douceur fervente de la femme-fleur qui lui fait face, de
l’exhorter à ne pas la laisser passer, l’avertir que certains bonheurs ne se
rattrapent pas. Je n’en fais rien, il est trop tard, ma bouteille est presque
vide, je ne changerai rien.
Dans vingt ans peut-être, cet homme sera à ma place, vautré
dans son amertume à regarder, sans rien pouvoir y changer, un autre gâcher sa
propre chance. Et pour quoi ?