vendredi 12 juin 2015

Extrait (1)




…c’est drôle, de te voir là.
Ou plutôt, c’est drôle de ne rien ressentir en te voyant. Nada. Pas de battement de cœur manqué, ni surnuméraire. Pas de rancune. Ni de colère. Aucun plaisir non plus.
Je suis plutôt surprise, en te regardant, d’étaler mentalement le bilan de tout ce que je me suis infligé à cause de toi. De ton départ.
Des jours et ces nuits dont le temps avait perdu toute consistance. Des heures, pourtant, visqueuses et sales, qui m’encombraient la gorge d’un goût fade. Quand tu es parti, j’aurais pu mourir. La raison pour laquelle je ne l’ai pas fait est idiote : je n’y ai pas pensé. Il faut dire que j’ai fait tous les efforts pour ne pas penser. C’était tout ce que je pouvais faire pour moi. J’ai bu tout l’alcool que je trouvais. En commençant par les bouteilles qui se trouvaient chez moi. Chez nous. Lorsqu’il n’y en a plus eu, j’ai cessé de rentrer. Il était plus difficile de faire taire ma pensée dans cet univers imprégné de ta présence. J’ai cessé de me rendre au journal. Simplement, je ne suis plus allée travailler. Je buvais, et je prenais le métro.
J’ai traversé le désert de ton absence en métro. Je m’asseyais – très vite, j’ai eu du mal à rester debout – je ne me souviens pas d’avoir mangé quelque chose, même si bien sûr, je n’aurais pas pu durer toutes ces semaines sans m’alimenter, j’ai oublié. L’alcool efface tant de choses. Je montais dans une rame et je sentais. Tu te souviens peut-être, toutes ces années après, que j’étais sensible aux parfums. Je cherchais l’odeur, pourtant inimitable, de ta sueur, de ta peau. Je ne saurais pas la décrire, mais à cette époque, je l’aurais reconnue entre cent mille. Et j’en ai respiré cent mille.
J’ai baisé, pardon, je n’ai pas d’autre mot, tous les hommes dont l’odeur ressemblait à celle que je cherchais. Des étreintes enragées qui me laissaient un peu trop vivante et dont la frustration acide rappelait brutalement à ma conscience que tu m’avais quittée. J’aurais voulu blesser tous ces hommes qui n’étaient pas toi. Mais ils étaient, en quelque sorte, inaccessibles. Comme moi. Ils se servaient, prenaient ce que je leur laissais, comme moi. Ils ne cherchaient pas quelqu’un à travers moi. Je n’en reconnaîtrais aucun, aujourd’hui. Si ça se trouve, j’ai revu plusieurs fois les mêmes. Je ne sais pas. Je ne savais pas. Sitôt sortie de leur odeur, je n’avais qu’une urgence, éteindre, étouffer cette pensée que j’entendais sourdre, tu étais parti. Ne pas attendre qu’elle s’étende et émerge, se construise en conséquences, plus jamais dormir près de toi. L’urgence. Trouver quelque chose à boire.
Paradoxalement, je parcourais dans l’urgence les centaines d’heures passées d’un terminus à l’autre. Vite, trouver l’odeur âcre qui me manquait. Vite, embarquer le type. Vite, essayer ses mains, ses gestes. Et puis vite, vite, échapper ma conscience… et recommencer.
Je n’étais pas vivante, je n’étais pas morte, c’était un état intermédiaire, immense, noir et froid, gluant et puant, mais qui me protégeait en m’empêchant de penser à toi. À vrai dire, je ne pensais jamais à toi, comme si je savais d’instinct que ce serait insoutenable. J’étais devenue animale, incapable d’envisager, de projeter, exclusivement occupée par l’instant présent. L’alcool diluait l’hier et le demain, « dans une heure » était un concept hermétique.
Et puis tu es là, je te regarde et je m’interroge. Je ne vois rien, en toi, qui justifie cet anéantissement délibéré. Et j’ai soudain l’impression dérangeante que ton départ n’était qu’un prétexte, que je n’ai pas dégringolé parce que tu es parti, mais que la part de moi qui aspirait à cette destruction a saisi cette occasion.
Alors peut-être que je vais te laisser payer les cafés, et te dire merci. Tu es étonné ? En te voyant aujourd’hui, en évoquant cette fange où j’ai manqué me noyer, je découvre que tout ne dépendait que de moi. Et c’est toujours le cas. Merci de m’avoir permis de comprendre que je suis libre.
Droit d'auteur illustration : defun / 123RF Banque d'images


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