…c’est drôle, de te voir là.
Ou plutôt, c’est drôle de ne rien ressentir en te voyant.
Nada. Pas de battement de cœur manqué, ni surnuméraire. Pas de rancune. Ni de
colère. Aucun plaisir non plus.
Je suis plutôt surprise, en te regardant, d’étaler
mentalement le bilan de tout ce que je me suis infligé à cause de toi. De ton
départ.
Des jours et ces nuits dont le temps avait perdu toute
consistance. Des heures, pourtant, visqueuses et sales, qui m’encombraient la
gorge d’un goût fade. Quand tu es parti, j’aurais pu mourir. La raison pour
laquelle je ne l’ai pas fait est idiote : je n’y ai pas pensé. Il faut
dire que j’ai fait tous les efforts pour ne pas penser. C’était tout ce que je
pouvais faire pour moi. J’ai bu tout l’alcool que je trouvais. En commençant
par les bouteilles qui se trouvaient chez moi. Chez nous. Lorsqu’il n’y en a
plus eu, j’ai cessé de rentrer. Il était plus difficile de faire taire ma
pensée dans cet univers imprégné de ta présence. J’ai cessé de me rendre au
journal. Simplement, je ne suis plus allée travailler. Je buvais, et je prenais
le métro.
J’ai traversé le désert de ton absence en métro. Je
m’asseyais – très vite, j’ai eu du mal à rester debout – je ne me souviens pas
d’avoir mangé quelque chose, même si bien sûr, je n’aurais pas pu durer toutes
ces semaines sans m’alimenter, j’ai oublié. L’alcool efface tant de choses. Je
montais dans une rame et je sentais. Tu te souviens peut-être, toutes ces
années après, que j’étais sensible aux parfums. Je cherchais l’odeur, pourtant
inimitable, de ta sueur, de ta peau. Je ne saurais pas la décrire, mais à cette
époque, je l’aurais reconnue entre cent mille. Et j’en ai respiré cent mille.
J’ai baisé, pardon, je n’ai pas d’autre mot, tous les hommes
dont l’odeur ressemblait à celle que je cherchais. Des étreintes enragées qui
me laissaient un peu trop vivante et dont la frustration acide rappelait
brutalement à ma conscience que tu m’avais quittée. J’aurais voulu blesser tous
ces hommes qui n’étaient pas toi. Mais ils étaient, en quelque sorte,
inaccessibles. Comme moi. Ils se servaient, prenaient ce que je leur laissais,
comme moi. Ils ne cherchaient pas quelqu’un à travers moi. Je n’en reconnaîtrais
aucun, aujourd’hui. Si ça se trouve, j’ai revu plusieurs fois les mêmes. Je ne
sais pas. Je ne savais pas. Sitôt sortie de leur odeur, je n’avais qu’une
urgence, éteindre, étouffer cette pensée que j’entendais sourdre, tu étais
parti. Ne pas attendre qu’elle s’étende et émerge, se construise en
conséquences, plus jamais dormir près de toi. L’urgence. Trouver quelque chose
à boire.
Paradoxalement, je parcourais dans l’urgence les centaines d’heures
passées d’un terminus à l’autre. Vite, trouver l’odeur âcre qui me manquait.
Vite, embarquer le type. Vite, essayer ses mains, ses gestes. Et puis vite,
vite, échapper ma conscience… et recommencer.
Je n’étais pas vivante, je n’étais pas morte, c’était un
état intermédiaire, immense, noir et froid, gluant et puant, mais qui me
protégeait en m’empêchant de penser à toi. À vrai dire, je ne pensais jamais à
toi, comme si je savais d’instinct que ce serait insoutenable. J’étais devenue
animale, incapable d’envisager, de projeter, exclusivement occupée par
l’instant présent. L’alcool diluait l’hier et le demain, « dans une
heure » était un concept hermétique.
Et puis tu es là, je te regarde et je m’interroge. Je ne
vois rien, en toi, qui justifie cet anéantissement délibéré. Et j’ai soudain
l’impression dérangeante que ton départ n’était qu’un prétexte, que je n’ai pas
dégringolé parce que tu es parti, mais que la part de moi qui aspirait à cette destruction
a saisi cette occasion.
Alors peut-être que je vais te laisser payer les cafés, et
te dire merci. Tu es étonné ? En te voyant aujourd’hui, en évoquant cette
fange où j’ai manqué me noyer, je découvre que tout ne dépendait que de moi. Et
c’est toujours le cas. Merci de m’avoir permis de comprendre que je suis libre.
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