Sur la piste, une fille danse avec son sac à main.
Elle n’est pas exactement belle, sa bouche est un peu
grande, son visage un peu sec, elle charme par son sourire. Mon voisin l’a
remarquée aussi :
– C’est drôle, cette fille qui danse avec son sac à main.
Plus charmé qu’intrigué. Machinalement, je te cherche du
regard. J’essaie de ne pas prendre l’air inquiet de la femme délaissée par son
mari. Je m’efforce de ne mettre dans mon expression qu’une curiosité teintée
d’ennui. Je ne suis pas sûre de réussir.
Je t’aperçois, presque à l’autre bout de la salle. Tu ris
avec tes amis. Ton rire m’assoiffe, je réalise qu’il est devenu rare. Avec moi.
Pour te regarder rire, j’ai besoin d’autres gens entre nous, de vieux copains
ou de simples connaissances, de la boulangère ou du buraliste. Je te revois
pourtant, il y a longtemps, rire aux éclats avec les enfants, me sourire de
loin, complice et prometteur, dans une soirée comme celle-ci.
Et nos nuits étaient des ballets.
Tu regardes cette fille qui danse et tu ris. Est-ce que tes
yeux lui font des promesses ?
Il est cinq heures. Autrefois, jamais nous ne serions restés
si tard, trop impatients de nous retrouver seuls. Je me souviens d’une dame
âgée qui me faisait visiter sa maison, sa chambre, puis celle de son mari, en m’instruisant :
– Tu verras, quand on est vieux mariés, on dort séparément.
Nous étions jeunes mariés, et je me suis contentée
d’acquiescer poliment. En moi-même je souriais, bien sûr, je savais bien que
nous, jamais. J’avais une foi de granit dans l’élan qui nous jetait l’un contre
l’autre. Que rien, jamais, ne pourrait altérer.
Et nos nuits étaient des communions.
La fille s’est arrêtée de danser, elle a gardé son sourire
et tiré de son sac à main un téléphone avec lequel elle bavarde, à bâtons
rompus semble-t-il. Sa poitrine, dont je me demande si elle est authentique, se
soulève rapidement, trahissant l’essoufflement. Sans quitter des yeux son
interlocuteur électronique, elle saisit un verre d’eau, l’avale à grandes
gorgées.
Je me ressers du vin. Qu’importe, c’est toi qui conduiras.
Comme toujours. De nous deux, c’est toi qui es sérieux. D’ailleurs là-bas,
tu ne ris plus, tes bras et tes mains tracent
dans l’air des gestes précis qui appuient tes explications. Je pourrais presque
entendre la persuasion dans ta voix. Tout à l’heure, demain peut-être, tu me
raconteras que tu as su les rassurer, que le projet va aboutir. J’ai oublié
quel projet. Les seins de la fille se sont tranquillisés, je l’imagine après
l’amour, est-ce qu’elle s’apaise aussi vite ?
Nos nuits étaient des courses de vitesse et d’endurance.
Nous retrouvions au matin, surpris, la capacité de respirer normalement.
Mais la nuit s’est épuisée à nous attendre, la fille qui
dansait est partie, avec son sac à main. Je te vois te lever, nous nous
entendons d’un regard pour rentrer nous aussi. Autrefois, nous nous échappions.
Lorsque nous arriverons, le soleil levant nous éblouira. Une nuit de plus aura
passé sans que tu me touches.