Marek contemple avec soulagement l’ombre des nuages qui s’éloigne
rapidement, épousant le contour des pavés et du paquet de cigarettes froissé
qui gît à quelques pas. Il sait que cela veut dire du vent, le souffle coupant
de janvier, mais il ne craint pas le froid. C’est la pluie qui l’inquiétait, et
encore, pas pour lui, pour son instrument. Le vieil accordéon, son seul bien de
valeur, surtout l’unique objet qui lui appartienne en propre dans cet exil
hostile.
En Pologne, Marek était heureux, n’avait pas de question à
se poser. Il n’avait pas besoin d’argent. Il vivait dans la petite maison laissée
par ses parents à leur mort. Se chauffer pendant les hivers rudes ne lui
coûtait que la peine de couper ou ramasser du bois dans la forêt, se nourrir
avait tout d’un jeu, puisqu’il lui suffisait de braconner, puis de préparer la
viande et les peaux. Pour se vêtir ou compléter ses menus, il n’avait qu’à
troquer quelques peaux, quelques journées de travail, dans les fermes voisines,
en échange des denrées ou objets qui lui manquaient. Son puits lui fournissait de
l’eau, il fallait simplement l’empêcher de geler autant que possible, mais,
prévoyant, il en avait toujours en réserve plusieurs tonneaux, qu’il renouvelait
régulièrement en été et pouvait faire fondre sur le poêle si nécessaire.
Et chaque soir était une fête. Marek jouait pour ses amis
tout le répertoire folklorique qu’il avait appris de son père. C’étaient des
nuits de danse qui ne prenaient souvent fin qu’à l’aube. On venait de loin pour
s’amuser chez lui, écouter sa musique, acquittant comme droit d’entrée une
bouteille de vodka, quelques saucisses, un pain frais.
Oui, Marek était heureux, sans même le savoir. Accroupi sur
le sol froid de cette rue piétonne, face au bureau de poste, faisant
mentalement le compte des pièces déposées dans la boîte de conserve placée
devant lui, il regrette les rires et les chants autour du poêle, les filles d’un
jour qui partageaient parfois son matelas gris après qu’il avait rangé son
accordéon. Elles n’étaient ni belles ni laides, ne demandaient rien,
acceptaient simplement de s’allonger avec lui. La vie n’était pas plus
compliquée.
Marek maudit le démon qui lui a fait rêver de quelque chose
de plus grand. Il repense au conte de sa babcia, l’histoire du petit poisson d’or
qui exauçait les vœux et qu’une femme avide avait fatigué par sa cupidité,
réclamant toujours plus de richesses. Ce qui devait arriver arriva, le poisson
d’or s’en fut et la femme perdit tout.
Comme elle, Marek s’est laissé éblouir par la promesse d’une
autre vie. Un soir, l’ami d’un ami était venu chez lui avec sa sœur, une fille d’une
finesse et d’une beauté étonnantes et incongrues dans la vieille maison. Ce
soir-là, Marek n’a joué que pour elle, pour effacer la moue ennuyée de sa jolie
bouche. Il y était parvenu : bientôt, Kasia riait avec les autres, l’observant
de loin à travers ses longs cils bruns. Elle avait de longs cheveux châtains qu’elle
coiffait en tresses et chignons compliqués. Kasia n’était pas une fille qui s’allonge
sans discuter. Déjà envoûté, Marek ne s’est pas méfié. Il a passé des heures à
bavarder avec elle. Elle avait des idées, des projets, des ambitions.
Hypnotisé, Marek l’a épousée. Elle n’a pas accepté longtemps
de vivre dans sa petite maison forestière. Entraînée par son frère, elle a
décidé de partir en France. Aujourd’hui, si Marek espère récolter au moins
30 euros dans sa boîte de conserve, c’est parce qu’ici en ville, on ne
peut pas braconner pour manger, il faut acheter sa nourriture. Il n’y a pas de
puits, il faut payer l’eau courante de l’appartement. On ne peut pas abattre de
bois, il faut payer le chauffage collectif. Les rares fermes ne louent pas de
bras à la journée : il faut un contrat de travail, et donc des papiers en
règle.
Et finalement, tant mieux. Car Marek a pu garder son
accordéon. Il ne parle pas la langue des passants, mais a vite appris à jouer
leurs chansons. Et pour dix indifférents qui passent, il y a toujours un jeune
homme, une femme, un enfant qui s’arrête pour l’écouter, enchanté. C’est encore
mieux s’il donne une pièce pour le remercier de sa musique, mais au fond de
lui, Marek préfère gagner des sourires que des euros. Kasia ne peut rien y
faire, elle ne pourrait sans doute même pas le comprendre.
Alors Marek joue avec passion, repère dans les yeux des
flâneurs les morceaux qui les touchent le plus. Certains ne passent qu’une fois,
d’autres régulièrement, il les reconnaît, se souvient de la chanson qui les a
fait s’arrêter.
Et il y a cette jeune fille. Elle arrive toujours d’un pas
pressé, à l’heure de la fermeture du bureau de poste, les bras chargés d’enveloppes
marron et de colis. Et chaque fois, Marek se régale de la regarder ralentir,
voire s’arrêter complètement en l’entendant entamer « Les amants de St Jean »
sur son instrument. Chaque fois, elle croise son regard et lui adresse un
sourire timide. Jamais elle n’a déposé de pièce dans la boîte. Son sourire et
son plaisir valent tellement plus, on ne peut rien acheter avec.