mardi 16 juillet 2013

Les urgences, un week-end de 14 juillet

Tout à commencé comme ça, samedi 13 juillet, à 12h30, alors qu'on était en train de préparer le déjeuner (ce détail a son importance, pour la suite).


Mon Petit, bientôt 12 ans, baptême du trident. Bien sûr, pas de cabinet médical ouvert, je ne me sens pas de le charcuter moi-même, me dis qu'aux Urgences, ils lui feront peut-être une petite anesthésie locale.

Il faut savoir aussi que je suis absolument fan du blog de B. Alors Voilà. En deux mots, B. est un interne qui a a coeur de réconcilier les soignants et les soignés, et publie pour ce faire des anecdotes médicales très bien écrites, parfois drôles, toujours émouvantes.

Et donc avant d'entrer dans l'hôpital ce samedi, je suis plutôt réconciliée, a priori.

Lorsque nous franchissons la porte vitrée, bloquée ouverte à cause de la chaleur, nous l'ignorons encore, mais nous pénétrons dans le Paradoxe des Urgences. (J'aurais pu m'en douter mais j'avais la tête ailleurs, pour tout vous avouer.) C'est-à-dire que les patients (je promets de ne pas faire le jeu de mots, mais ça ne va pas être facile) ont un problème de santé urgent à régler. Et bon nombre d'entre nous, j'en suis sûre, ont à l'esprit la cohue et la précipitation de séries américaines où tous les soignants courent en permanence d'un malade à un blessé, résolvant le problème en un temps record. Moi, en plus, depuis que je lis régulièrement des blogs de médecins, je le sais bien, qu'ils font tout ce qu'ils peuvent. La moindre des choses, c'est d'attendre, surtout que notre problème est loin d'être prioritaire.
Pas comme celui du monsieur avec son bout de doigt coupé dans un sachet avec de la glace. Lui, il n'a pas beaucoup de temps devant lui. Et pourtant, vu le degré d'énervement de sa compagne, ça doit quand même faire un moment qu'il attend. Ils savent ce qu'ils font, me dis-je, ils ont sûrement des choses plus graves à traiter, des gens arrivés sur des brancards, des crises cardiaques, des accidents...
Mais tous les soignants ou personnels administratifs (oui, j'ai entendu ça à la télé, on dit "des personnels") semblent au comble de la zénitude, une infirmière a l'air de jouer à l'ordinateur sans un regard pour la file qui s'allonge devant le guichet, par exemple... "Il y a des protocoles, des procédures à suivre, il faut absolument que les dossiers soient complets pour la suite...", voilà ce que je me dis.

Nous, on est dans une salle que j'appellerais "petits bobos", à part l'homme avec le doigt coupé. Il y règne une atmosphère très particulière, composée tout à la fois d'attente, d'impatience, de bonne humeur, de résignation, d'agacement et d'ennui.

J'en profite pour observer ces gens que je n'aurais sans doute pas l'occasion de croiser ailleurs, avec toujours mon arrière-pensée "Est-ce qu'il y a matière à un roman ? Une nouvelle ?", j'essaie de démarrer quelque chose dans ma tête, je fais toujours ça, ça m'occupe l'esprit.

Il y a Gilberte (bien sûr, je change les noms), la soixantaine. Elle a été amenée par les pompiers après une chute dans la rue qui a dû lui occasionner une entorse et un visage bien tuméfié. Pas démontée malgré son fauteuil roulant qu'elle ne sait pas manoeuvrer, elle sort son vieux Nokia tous les 1/4 d'heure pour appeler un proche et lui raconter tout ce qui lui est arrivé, en indiquant au passage qu'elle n'a bientôt plus de crédit ni de batterie. Je crois qu'après 2h, TOUTES les personnes qui attendent espèrent secrètement la voir enfin tomber en panne. Comme elle ne sait pas se déplacer avec son fauteuil et est bien empêtrée dans ses sacs, elle reste toujours au même endroit, attendant qu'on l'appelle, comme promis, pour voir un médecin et faire une radio. Entre nous, lorsque c'est enfin son tour, je peux vous dire qu'à l'aspect de sa cheville, c'est pas cassé et on économiserait les sous de la sécu en ne faisant pas de radio. Mais bon, on ne m'a pas demandé mon avis. Et d'ailleurs, je peux me tromper.

Il y a aussi - surtout - une famille nombreuse, très nombreuse, qui occupe tout l'espace. Trois générations sont là : la mère, sa fille et trois ou quatre garçons, et la fille de la fille (vous suivez ?), une petite d'environ 2 ans qui ne tient pas en place, forcément, et porte un prénom de princesse. Ils sont venus accompagner deux jeunes qui ont eu un accident de scooter. Le premier est déjà aux mains des médecins, le deuxième qui ne semble souffrir que d'écorchures attend son tour. Avec eux, un homme que je prends d'abord pour un ambulancier, qui passe son temps à étaler sa science médicale (qui vaut bien la mienne), avec treize mots savants à la douzaine et un ton enjoué qui me porte vite sur le système.

Je dois reconnaître qu'après une petite demi-heure d'attente (on va vous appeler), je ne me sens plus du tout réconciliée. J'ai une pensée triste pour B. et ses efforts, mais je crois que j'ai laissé mon empathie à la maison, avec mon livre et mon chargeur de portable. Et encore, je ne fais qu'attendre, je ne suis pas inquiète, moi. Pas comme la compagne du type qui s'est coupé un morceau de doigt. Elle, elle frôle l'hystérie. Quand j'entends que ça fait trois heures (TROIS HEURES !) qu'ils sont arrivés, je me dis que c'est foutu pour le bout de doigt. C'est idiot quand même. Mais bon, ils doivent savoir ce qu'ils font. Peut-être qu'ils avaient 12 infarctus dans l'autre salle d'attente, celle des brancards.

Comme il n'y a personne au guichet, je récupère mon amabilité qui se carapatait en douce et vais demander très gentiment au monsieur s'il pense que j'ai le temps d'aller fumer une cigarette avant qu'on nous appelle. Il est charmant. Il prend le temps de regarder le planning secret qu'il a constitué pour hiérarchiser les patients, puis m'autorise à m'adonner à mon vice en me recommandant de rester tout près de l'entrée, pour entendre. Pleine d'espoir, je partage cette information avec le Petit qui a déjà vidé mon porte-monnaie, mort de faim. Et je fume, dans l'urgence, cette cigarette accordée, sans quitter des yeux la porte battante, les oreilles aux aguets. En fait, le monsieur du guichet est un drôle de pervers. On ne nous appellera enfin que plus de deux heures après cette autorisation.

Dans l'intervalle, la compagne de l'homme au doigt coupé, excédée, décide qu'ils s'en vont et qu'"il y aura des suites". Je compatis, assez surprise tout de même qu'ils ne se soient pas dépêchés plus de recoudre ce morceau de doigt qui doit être complètement mort maintenant. Mais ils doivent bien savoir ce qu'ils font. Dix minutes plus tard, le couple revient, fait un petit scandale au guichet, je ne suis pas de près, occupée à racler le dernier euro vingt dont mon Petit a besoin pour ne pas tomber d'inanition. Toujours est-il que ça marche, puisque le monsieur est pris en charge immédiatement. Surprise, il ressort environ 1/4 d'h plus tard, avec un beau pansement et le sourire aux lèvres. Je déduis que le bout de doigt ne devait pas être si gros que j'imaginais, et qu'il n'a pas été nécessaire de le recoudre. Finalement, ils savent sans doute ce qu'ils font...

Gilberte a réussi à se transporter aux toilettes et depuis, cherche son téléphone. Elle finit par demander à l'un des enfants de la famille nombreuse s'il veut bien aller voir, et en effet, il était resté aux WC. Elle peut appeler une nouvelle copine pour lui faire part de ses mésaventures.

La famille nombreuse est étonnante. On a l'impression d'un bloc, mais ils sont plutôt mouvants, comme un économiseur d'écran qui passe absolument dans tous les coins. Ils sont gentils, surtout les garçons qui regardent mon Petit avec admiration pour son courage et bavardent avec lui, lui donnant l'occasion de raconter comment ça lui est arrivé. À présent, le premier jeune est sorti, momifié mais en bon état. Ils sont donc un de plus à attendre avec nous. Il n'y a plus de sièges de libres, je reste debout.

Il y a aussi une jeune fille blessée au genou qui a l'air de souffrir terriblement, dans les bras de son punk de petit ami. Et puis une jeune femme entièrement voilée, assise juste à côté de moi qui suis en mini-short et débardeur (je crois que j'aurais été en maillot de bain, je serais partie pareil, sans réfléchir). Je me dis que ça ferait une photo rigolote.

Se succèdent une grande femme souriante avec trois jeunes enfants, de 2 à 5 ans je dirais, qui distribue des taloches avec une nonchalance surprenante. Le reste du temps, je ne sais pas où elle est, mais les enfants se surveillent entre eux, c'est un peu flippant car le plus jeune passe son temps à se sauver dehors, sur la route. Les jeunes oncles de la petite fille au prénom de princesse le récupèrent. Tout va bien. Et puis d'autres gens, d'autres familles plus ou moins inquiètes, plus ou moins tranquilles.

Le temps s'écoule péniblement, à 15h, le Petit me supplie de dire qu'il a la tête qui tourne (et d'ailleurs, c'est la vérité, m'assure-t-il) pour que son tour vienne plus vite. Petit couplet moralisateur sur les gens qui ont de véritables urgences urgentes, mais le coeur n'y est plus. Je n'ai presque plus de batterie, je n'ose même pas me connecter sur Twitter pour me changer les idées. Et puis, même si Gilberte s'en moque, il y a quand même de gros panneaux interdisant d'utiliser un téléphone portable.

Lorsque la famille nombreuse s'en va, ça fait comme un vide, on sent la fin.

D'ailleurs, ça y est, ils ont appelé Gilberte et un monsieur qui était rentré dans un camion arrêté. Il doit être 16h30. Avec le Petit, on suppute : t'as vu le panneau, on passe par ordre de gravité, pas par ordre d'arrivée. Oui, mais par ordre d'arrivée, ça y est, c'est à nous normalement. Oui, mais tu ne sais pas s'il n'y a pas quelqu'un qui a quelque chose de plus grave, dans l'autre salle.

Notre coeur manque un battement lorsque nous entendons se rapprocher une sirène de pompiers. Pourvu qu'ils nous appellent avant que le camion arrive... Je me réconcilierai un autre jour.

Et enfin, enfin, c'est à nous. On croise Gilberte dans le couloir de l'autre côté des portes battantes, toute guillerette d'aller à la radio poussée dans son fauteuil par un bel infirmier. Tant mieux pour elle. On s'installe dans une petite salle avec un lit, on attend encore quelques minutes, puis l'infirmier revient avec un médecin, gentils comme tout tous les deux, je me demande vraiment comment ils peuvent être tellement zen avec le boulot qu'ils doivent avoir. Ils ont déjà mon éternelle gratitude, simplement parce qu'ils prennent le temps de discuter avec le Petit, de le mettre à l'aise. Après, bien sûr, ils me font sortir, de peur que je tombe dans les pommes... Je ne discute pas, mais la dernière fois que j'ai tourné de l'oeil remonte à 1994, et je venais d'avoir une hémorragie, alors hein, bon. Je ne discute pas, je sors.

Tout va très vite ensuite, le Paradoxe des Urgences s'efforce de récupérer le cours ordinaire du temps. Le médecin me rappelle, mon Petit est sauf, a adoré le gaz avec lequel ils l'ont shooté, n'a rien senti du tout, est volontaire pour se replanter dans le doigt l'hameçon qu'on lui a rendu, juste pour renouveler l'expérience.

Dans la voiture, il me dit : "Tu sais, je crois qu'ils font exprès de parler aux gens de ce qui les intéresse. Moi, ils m'ont parlé de pêche."

Il est 18h, et je suis, à nouveau, réconciliée. En fait, ils savent bien ce qu'ils font. Ils prennent le temps de parler de pêche aux pêcheurs. Franchement, c'est quand même important !

8 commentaires:

  1. Cette fois, merci au Petit, qui prend sur lui de s'hameçonner pour aller parler pêche dans un endroit où on s'y connait, et te fournir l'occasion d'observer en longueur et en épaisseur, les couloirs des urgences. Que tu racontes avec un nom si bien trouvé, Le paradoxe des urgences !
    Je vais peut-être m’abonner, moi…

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  2. Mais moi ça ne me réconcilie pas avec l'hôpital, non :( Chez nous pour le même motif, c'est médecin de garde, c'est tout bénef en temps et en nerfs... Mais je lirai le blog de B.

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  3. Si le Petit est volontaire pour recommencer, j'en reprendrais bien une louche moi :-)
    Au fait, comment s'est-il débrouillé pour se pêcher le doigt ?
    Ceci dit, en effet, les vraies urgences dans la vie, ce n'est pas comme à la télé. Si on est pressé de passer, mieux vaut se faire un truc vraiment grave !

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  4. @Alix : je pense que je t'avais déjà envoyé un lien vers ce blog à l'époque où je l'ai découvert. Merci :)

    @Madame la Duchesse : merci aussi :) Il avait étalé tous ses hameçons neufs par terre et s'est appuyé sur sa main sans voir qu'il y en avait un en dessous... un accident bête, comme souvent.

    Sophie

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  5. Alors voilà, j'ai lu et oui, bien sûr j'ai reconnu. L'amnésie d'avant 50 ans, c'est juste de l'oubli, c'est bien ça docteur ?

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  6. :) Oh moi, je ne suis pas docteur, hein (même si je sais parfois que je fais).

    Sophie

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  7. Je découvre le blog avec cet article, et j'y ai reconnu tant de fois ma manière de penser, la tonalité du point de vue et l'humour que je vais m'abonner. Merci pour cette incursion dans les urgences ! Mais comment cet hameçon s'est-il fiché dans le doigt du Petit ?

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  8. Merci erceee... Je suis touchée :)
    L'hameçon s'est fiché bêtement, comme j'expliquais à la Duchesse Anne plus haut. Peut-être simplement pour me donner l'occasion d'observer mes pairs et me donner envie de raconter...

    Sophie

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