Angèle, la boulangère, le
regardait passer de l’autre côté de la vitrine. Il avançait tout voûté, à
petits pas, le regard fixé sur le trottoir devant ses espadrilles pour ne pas
trébucher. Depuis sa maladie, il ne supportait plus les chaussures de ville.
Pour jardiner, ou plutôt, invectiver le paysagiste qui avait accepté de
s’occuper de son jardin, il portait des bottes. Et ses espadrilles lorsqu’il
s’aventurait dans le village pour acheter du tabac en cachette. Sa femme lui
répétait sur tous les tons qu’il devait arrêter de fumer, que c’était mauvais
pour sa santé, qu’il finirait par en mourir. Il lui fallait la harceler
plusieurs jours de suite pour qu’elle daigne enfin racheter un paquet et le
Vieux s’agaçait de ne jamais réussir à faire de réserves. Alors de temps en
temps, la moutarde lui montait au nez et il s’échappait pendant qu’elle faisait
la vaisselle, pour aller boire un canon de rouge et faire quelques provisions
de tabac au Café de la Mairie. Il
esquissait alors parfois un rictus sans joie : que pouvait-il bien lui
arriver de pire que d’être vieux et de voir sa vie se défaire comme un tricot
dans lequel les mites se sont installées pendant l’été ?
Il serrait sa canne dans sa main
noueuse, négociant chaque mètre, un pli amer sur les lèvres. Du plus loin
qu’elle se souvînt, Angèle avait toujours vu cette amertume sur le visage du
Vieux. Elle se revoyait tout enfant, observant à travers les rangs de brioches
son air sévère et autoritaire. Même lorsqu’il souriait, il n’avait pas l’air
gentil. Lorsqu’il l’apercevait, il lui faisait invariablement la leçon sur la
nécessité de bien travailler à l’école pour avoir un bon métier et vivre sa vie
selon ses plans. Les plans de vie. C’était son truc, ça au Vieux. Dans son
esprit, mais aussi, hélas pour les malheureux qui se laissaient piéger dans ce
qu’ils croyaient être une conversation et qui s’avérait plutôt une sorte
d’auto-propagande, un homme – ou une femme d’ailleurs – doit élaborer un programme
précis pour toute sa vie, puis le suivre à la lettre. Le Vieux était convaincu,
il savait, que sans cette précaution,
aucune vie ne pouvait être réussie.
Angèle n’aimait pas le Vieux,
mais elle s’était habituée à lui, comme à tous ses clients qui continuaient de
venir acheter leur baguette chez elle, même après qu’un supermarché se fut
ouvert à quelques kilomètres du village.
Au fil des années, depuis que,
jeune fille, elle aidait ses parents les week-ends et pendant les vacances,
puis lorsqu’elle avait remplacé sa mère à la caisse et, plus tard, lorsqu’elle
avait entièrement repris l’activité avec son mari, Angèle avait vu le Vieux et
sa femme régulièrement. Elle, elle n’était pas désagréable, simplement
fatigante à force de regarder son Vieux comme si des perles sortaient de sa
bouche dès qu’il l’ouvrait. Mais lui, quelle plaie ! Quelle
pédanterie ! Tellement focalisé sur son nombril qu’une fois arrivé à la
caisse, il lui fallait absolument raconter sa vie et ses malheurs par le menu, et
peu lui importait que la file d’attente s’étende le long du trottoir jusqu’à la
pharmacie ! Comme s’il était inimaginable, dans son petit cerveau étriqué,
qu’une personne ordinaire n’ait pas envie de boire ses paroles ! Et sa
femme qui souriait fièrement en hochant la tête à côté de lui… Angèle n’en
revenait toujours pas d’une telle impolitesse. En y repensant, elle sentait son
décolleté s’empourprer de vieille colère inexprimée.
Et pourtant, il n’avait pas un
fond méchant, au contraire. En été il lui apportait souvent un panier de
légumes de son potager. Lorsqu’un des enfants était malade, il ne manquait
jamais de demander de ses nouvelles jusqu’au rétablissement du petit. Et bien
souvent, passant en voiture devant l’école alors qu’il pleuvait des cordes, il
s’arrêtait pour la raccompagner chez elle et lui éviter de se faire tremper sur
le chemin du retour. Non, il n’était pas méchant, juste imbu de ce qu’il
prenait pour la Vérité.
Il ne supportait pas d’être
contredit. Sans être particulièrement intelligent, il avait de grandes connaissances
sur d’innombrables sujets, acquises tout au long de sa carrière d’ingénieur
civil. Ces mêmes connaissances qu’il s’évertuait à ressasser et à transmettre
contre le gré de ses infortunés interlocuteurs. Il arrivait quelquefois qu’il
se trompe, et Angèle éprouvait un frisson de plaisir secret à entendre un autre
érudit lui expliquer son erreur. Mais le Vieux n’admettait pas qu’on lui
démontre ses torts, et la conversation tournait court rapidement. Tel un gamin
ombrageux, il grommelait quelques mots d’adieu et quittait la place en boudant.
Angèle bénissait les quelques personnes capables d’obtenir ce résultat et leur
offrait un petit pain spécial « pour
goûter », un chocolat de Pâques « vous m’en direz des nouvelles » ou une poignée de confiseries
« pour les enfants ».
En contemplant le dos courbé du
Vieux qui s’éloignait doucement sur le trottoir, Angèle se demanda si en fin de
compte, planifier sa vie n’était pas ce qui l’avait empêché d’être heureux,
souriant, chaleureux, en lien avec les autres.
Il ne faisait aucun doute que le
Vieux était malheureux depuis que la maladie l’avait tellement diminué,
physiquement. Angèle avait entendu une voisine raconter qu’il était tellement
hors de lui après que le docteur lui avait interdit de se rendre au grenier par
le petit escalier branlant, qu’il s’était mis en tête de monter sur le toit,
par une échelle d’aluminium, bien décidé à réparer un vasistas qui n’en avait
d’ailleurs nul besoin. Le médecin connaissait son métier et ce n’était pas pour
brimer le Vieux qu’il avait fait cette interdiction. C’était pour éviter ce
qui, bien sûr, s’était produit : le Vieux avait perdu l’équilibre au
milieu de l’échelle et sa chute lui avait brisé la jambe.
Pendant plusieurs mois, sa femme
était venue seule acheter son pain. Elle ne se plaignait pas, mais son
épuisement ne pouvait échapper à personne. Angèle imaginait sans peine
l’esclavage qu’elle devait endurer, avec un mari cloué au lit, incapable de
faire sa toilette seul et, de surcroît, aigri par l’immobilité. Elle
n’éprouvait pas une sympathie débordante pour cette épouse qui béait
d’admiration devant son tyran, mais en la voyant tellement usée, Angèle avait
envie d’aller trouver le Vieux et de lui coller une bonne paire de claques,
pour sa bêtise, son inconséquence, son incapacité à réfléchir aux conséquences
que son coup de tête imbécile imposait à son entourage. Chaque fois qu’elle
pensait à lui, la colère la submergeait.
***
Or le Vieux n’avait pas toujours
été vieux. Il n’était pas né avec ce pli amer sur les lèvres et ce visage
sévère. Il avait été un petit garçon joyeux, heureux d’aller à l’école et de
pêcher dans la rivière. Et puis il y avait eu la guerre. Son père avait été tué
au tout début, mais sa famille ne l’avait su avec certitude que dans les
derniers mois du conflit. Pendant cinq années cruelles, sa mère et lui avaient
espéré qu’il était prisonnier et reviendrait prendre sa place à la ferme. Cinq ans
durant, le Vieux avait cessé d’aller à l’école pour seconder sa mère dans les
travaux agricoles. C’était à cette époque qu’il avait conçu cette amertume
farouche qui allait lui tenir lieu de tempérament toute sa vie.
L’enfant libre et rieur, avide
d’apprendre, avait été fauché en plein élan par des événements extérieurs qui
avaient décidé pour lui. Il avait alors pris cette décision qui orienterait le
reste de son existence : jamais plus, il ne laisserait les événements
déterminer ce qui lui arrivait. Pour cela, il établirait un plan précis et
immuable et l’appliquerait très précisément. Ainsi, l’inattendu resterait pour
toujours cantonné à l’extérieur de sa vie.
Opiniâtrement, le Vieux avait
grandi, suivi les études nécessaires pour devenir ingénieur, s’était marié,
avait eu deux enfants, avait travaillé, économisé, fait construire sa maison puis
pris sa retraite, toujours comme prévu. Les grains de sable n’étaient que des
grains de sable, il les avait écartés avec dédain. Et plus les choses se
déroulaient en suivant ses plans, plus grandissait en lui la conviction que sa
méthode était la bonne et, corollaire, que ceux qui ne l’appliquaient pas
n’étaient que des fous qui laissaient la Vie décider pour eux.
La maladie lui avait infligé un terrible
démenti, une humiliation d’autant plus cuisante qu’elle arrivait après
cinquante ans d’obéissance scrupuleuse à ses indications. Son cœur s’était
rempli de rancune et d’incompréhension. Et de tyrannique qu’il avait toujours
été, le Vieux était devenu dur et revanchard.
Le Vieux n’était qu’un petit
garçon malheureux qui avait décidé de conduire son destin, et qui se révoltait
de toutes ses maigres forces contre la paire de claques que la Vie lui avait
assénée.